Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/256

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

cinquante coups en plus, espérant arriver ainsi à entendre les cris et les supplications, et il y arrivait, « Impossible autrement ; il est trop insolent », me disait-il très-sérieusement. Quant au bourreau par devoir, c’est un déporté que l’on désigne pour cette fonction ; il fait son apprentissage auprès d’un ancien, et une fois qu’il sait son métier, il reste toujours dans la maison de force, où il est logé à part ; il a une chambre qu’il ne partage avec personne, quelquefois même il a son ménage particulier, mais il se trouve presque toujours sous escorte. Un homme n’est pas une machine ; bien qu’il fouette par devoir, il entre quelquefois en fureur et rosse avec un certain plaisir ; néanmoins, il n’a aucune haine pour sa victime. Le désir de montrer son adresse, sa science dans l’art de fouetter, aiguillonnent son amour-propre. Il travaille pour l’art. Il sait très-bien qu’il est un réprouvé, qu’il excite partout un effroi superstitieux ; il est impossible que cette condition n’exerce pas une influence sur lui, qu’elle n’irrite pas ses instincts bestiaux. Les enfants eux-mêmes savent que cet homme n’a ni père ni mère. Chose étrange ! tous les bourreaux que j’ai connus étaient des gens développés, intelligents, doués d’un amour-propre excessif. L’orgueil se développait en eux par suite du mépris qu’ils rencontraient partout, et se fortifiait peut-être par la conscience qu’ils avaient de la crainte inspirée à leurs victimes ou par le sentiment de leur pouvoir sur les malheureux. La mise en scène et l’appareil théâtral de leurs fonctions publiques contribuent peut-être à leur donner une certaine présomption. J’eus pendant quelque temps l’occasion de rencontrer et d’observer de près un bourreau de taille ordinaire ; c’était un homme d’une quarantaine d’années, musculeux, sec, avec un visage agréable et intelligent, chargé de cheveux bouclés ; son allure était grave, paisible, son extérieur convenable ; il répondait aux questions qu’on lui posait, avec bon sens et netteté, avec une sorte de condescendance, comme s’il se