Page:Dostoievski - Niétotchka Nezvanova.djvu/153

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Cette phrase si claire pour moi était prononcée d’un ton si persifleur que je poussai un cri et me jetai vers Alexandra Mikhaïlovna. L’étonnement, la souffrance, le reproche, l’horreur se reflétaient sur son visage pâle comme la mort. Je regardai Piotr Alexandrovitch en joignant les mains d’un air suppliant. Il semblait s’être déjà ressaisi ; mais la fureur qui lui avait arraché cette phrase n’était pas encore passée. Cependant quand il remarqua ma supplication muette, il se troubla. Mon geste disait clairement que je savais beaucoup de choses qui étaient secrètes entre eux et que j’avais bien compris ses paroles.

— Annette, allez dans votre chambre, répéta Alexandra Mikhaïlovna d’une voix faible, mais ferme, en se levant. J’ai besoin de causer avec Piotr Alexandrovitch.

Elle paraissait calme, mais je redoutais davantage ce calme que n’importe quelle émotion. Je faillis ne pas écouter ses paroles et rester là. Je tendais toutes mes forces pour lire sur son visage ce qui se passait en ce moment dans son âme. Il me semblait qu’elle n’avait compris ni mon geste ni mon exclamation.

— Voilà ce que vous avez fait, prononça Piotr Alexandrovitch en méprenant par le bras et m’indiquant sa femme.

Mon Dieu ! je n’avais jamais vu un pareil désespoir que celui que je lisais maintenant sur ce visage. Il me prit par le bras et me poussa hors de la chambre. Je les regardai une dernière fois. Alexandra Mikhaïlovna restait debout accoudée à la cheminée, la tête serrée dans ses deux mains. Toute l’attitude de son corps décelait une souffrance intolérable. Je saisis la main de Piotr Alexandrovitch et la serrai fortement.

— Au nom de Dieu ! Au nom de Dieu, ayez pitié ! prononçai-je d’une voix entrecoupée.

— N’ayez pas peur ; n’ayez pas peur, dit-il en me regardant étrangement. Ce n’est rien, c’est une crise. Allez, allez.

Arrivée dans ma chambre, je me jetai sur le divan et cachai mon visage dans mes mains. Je restai ainsi trois mortelles heures. Enfin, n’y tenant plus, j’envoyai demander si je pouvais venir près d’Alexandra Mikhaïlovna. Ce fut Mme Léotard qui m’apporta la réponse. Piotr Alexandrovitch me faisait dire que la crise était passée, qu’il n’y avait pas de danger, mais qu’Alexandra Mikhaïlovna avait besoin de repos.