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LETTRES D’UN INNOCENT


Pour moi, chère Lucie, tu es ma force, force invincible, tellement tu es haute dans mon affection, dans ma tendresse. Comme mes enfants, tu me dictes mon devoir. Dis-toi que, si souvent la violence des sensations parfois atroces fait hurler mon cœur, dérailler mon cerveau, que si parfois l’accablement du temps trop long et du climat excède mes forces, fait crier ma chair, la volonté reste inébranlable pour toi, pour nos enfants.

Mais tu dois comprendre ce que je souffre de ton martyre, du déshonneur immérité jeté sur nos enfants, sur tous ; ce que je souffre d’une situation morale pareille ; que je lutte ici contre tout réuni ; quelle volonté, quelle puissance enfin je sens alors en moi pour vouloir la lumière, oh ! à tout prix, par n’importe quel moyen ; que bien souvent alors la tempête est sous mon crâne ; que plus souvent encore le sang bout d’impatience dans mes veines d’apprendre la fin de cet incroyable martyre. Plus les souffrances sont atroces, plus chaque journée écoulée les accroît, moins il faut se laisser abattre ou s’abandonner au destin. Puisque nos tortures ne cesseront que lorsque la lumière sera faite, pleine et entière, éclatante, puisque enfin il le faut, envers et contre tout, pour nous, pour nos enfants, pour tous enfin, il faut au contraire que les volontés grandissent, s’élargissent avec les difficultés, avec les obstacles. Donc, chère et bonne Lucie, courage, et plus que du courage, une volonté forte, une volonté crâne, qui sait vouloir et qui veut enfin aboutir par n’importe quel moyen au but aussi louable qu’élevé : la vérité. Il y a trop longtemps que cela dure et il y a trop de souffrances accumulées sur des innocents.