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LE CAPITAINE DREYFUS

minel ! Et plus souvent encore, me suis-je écrié : N’y aura-t-il donc personne ayant assez de cœur et d’âme ou assez d’habileté pour leur arracher la vérité, faire cesser ainsi ce martyre effroyable d’un homme et de deux familles ! Ah ! je sais que ce ne sont que les rêves d’un homme qui souffre horriblement ; mais que veux-tu, tout cela est trop horrible, trop atroce ; cela déroute trop ma raison, mes croyances en la loyauté, en la droiture, car il y a une loi morale qui domine tout, passions et haines, c’est celle qui veut la vérité partout et toujours. Et puis, quand ma pensée se reporte sur mon passé, sur ma vie tout entière et que je me vois là : oh ! alors, c’est horrible, la nuit se fait en moi toute sombre et je voudrais fermer les yeux, ne plus penser.

C’est dans ta pensée, dans celle de nos chers petits, dans ma volonté de voir la fin de cet horrible drame, que je retrouve la force de vivre, de me maintenir debout. Voilà mes pensées, voilà mes nuits, ma chère et bonne Lucie, et c’est pour répondre à ta question que je t’ouvre ainsi toute mon âme. Dis-toi donc que je souffre horriblement comme toi, comme vous tous ; que nos tortures morales à tous sont les mêmes, qu’elles sont atroces ; qu’elles ne peuvent avoir qu’un terme, c’est la pleine lumière sur cette sinistre affaire ; qu’il faut donc marcher tous à ce but suprême, avec une activité de tous les jours, de toutes les heures, avec une volonté farouche et indomptable, avec ce sentiment qui renverse tous les obstacles : c’est qu’il s’agit de notre honneur et qu’il nous le faut. Et maintenant, je vais me coucher, essayer de reposer un peu mon cerveau, ou plutôt rêver à toi, à nos chers enfants. Le 5 avril, Pierre