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LE CAPITAINE DREYFUS

vie dans un but unique, dans le but de revanche contre cet infâme ravisseur qui nous a enlevé notre chère Alsace et se voir accusé de trahison envers ce pays — non, ma chère adorée, mon esprit se refuse à comprendre ! Te souviens-tu que je te racontais que me trouvant il y a une dizaine d’années à Mulhouse, au mois de septembre, j’entendis un jour passer sous nos fenêtres une musique allemande célébrant l’anniversaire de Sedan ? Ma douleur fut telle que je pleurai de rage, que je mordis mes draps de colère et que je me jurai de consacrer toutes mes forces, toute mon intelligence à servir mon pays contre celui qui insultait ainsi à la douleur des Alsaciens.

Non, non, je ne veux pas insister, car je deviendrais fou et il faut que je conserve toute ma raison. D’ailleurs ma vie n’a plus qu’un but unique : c’est de trouver le misérable qui a trahi son pays, c’est de trouver le traître pour lequel aucun châtiment ne sera trop grand. Oh ! chère France, toi que j’aime de toute mon âme, de tout mon cœur, toi à qui j’ai consacré toutes mes forces, toute mon intelligence, comment a-t-on pu m’accuser d’un crime aussi épouvantable ? Je m’arrête, ma chérie, sur ce sujet, car les spasmes me prennent à la gorge ; jamais, vois-tu, homme n’a supporté le martyre que j’endure. Aucune souffrance physique n’est comparable à la douleur morale que j’éprouve lorsque ma pensée se reporte à cette accusation. Si je n’avais mon honneur à défendre, je t’assure que j’aimerais mieux la mort ; au moins ce serait l’oubli.

Écris-moi bien vite. Toutes mes affections à tous.

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