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LETTRES D’UN INNOCENT

J’ai reçu tes deux lettres de vendredi et de samedi.

Chaque fois qu’on m’apporte une lettre de toi, un rayon de joie pénètre dans mon cœur profondément ulcéré. Ce que tu me dis dans ta lettre de samedi est exact ; j’ai comme toi la conviction absolue que tout se découvrira, mais quand ? — Tu comprends qu’à la longue tout s’émousse, même le courage le plus héroïque. Et puis, entre le courage qui fait affronter le danger quel qu’il soit et le courage qui permet de supporter sans faiblir les pires outrages, le mépris et la honte, il y a une grande différence. Je n’ai jamais baissé la tête, crois-le bien ; ma conscience ne me le permettait pas. J’ai le droit de regarder tout le monde en face. Mais que veux-tu, tout le monde ne peut pas descendre dans mon âme et conscience ! Le fait est là, hélas, brutal et terrible. C’est pourquoi chaque fois que je reçois une de tes lettres, j’ai un rayon d’espoir, j’espère enfin apprendre quelque bonne nouvelle. Si les Léon sont venus à Paris, leur impatience ne leur permettant pas d’attendre, pense un peu ce qu’il en est de moi. Je sais bien que vous souffrez tous comme moi, que vous partagez mes peines et mes tortures, mais vous avez l’activité qui vous distrait un peu de ces horribles douleurs, tandis que je suis là, impatient, en tête à tête nuit et jour avec mon cerveau.

Vraiment, je me demande encore aujourd’hui comment mon cerveau a pu résister à tant de coups répétés, comment je ne suis pas devenu fou.

Il est certain, ma chérie, qu’il n’y a que ton profond amour qui puisse me faire encore aimer la vie. Avoir consacré toutes ses forces, toute son intelligence au service de son pays, et puis se voir un beau