Page:Du Camp - Paris, tome 2.djvu/316

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poche des agents de change, des banquiers, des négociants, des filles, des escompteurs, des marchands de bric-à-brac ; il a traversé les mers ; il a voyagé dans la caisse des régiments ; il a jauni dans le tiroir secret des sacristies ; il a été mouillé de vin de Champagne sur la table des restaurants à la mode ; il a payé des toilettes tapageuses, passé entre cent mains différentes un jour de fin de mois ; il a été échangé vingt fois sur la pelouse de Chantilly ; il s’est étalé sur le tapis vert de Bade et de Hombourg ; il a fait bien des envieux avant de revenir se reposer et mourir aux lieux mêmes où il a pris naissance.

Il en est qui ont été si bien modifiés par une longue série d’infortunes, qu’il est presque impossible de les reconnaître. Il faut l’œil exercé du chef de la comptabilité pour ne pas hésiter. J’en ai vu qui n’étaient plus que des débris ; ils avaient été arrachés du feu, avaient été retrouvés à demi digérés dans l’estomac d’une chèvre, avaient bouilli dans une lessive avec la veste de toile où on les avait oubliés. Il faut une patience d’Œdipe, une sagacité de Peau-Rouge, pour parvenir à rassembler ces fragments informes, pour y lire un chiffre, pour pouvoir dire avec certitude : C’est tel numéro de tel alphabet ; pour réussir, en un mot, à reconstituer l’identité d’une telle épave. On garde avec soin et l’on montre, non sans quelque orgueil, ces impalpables vestiges, collés, réunis sur du papier gommé, vestiges insignifiants pour tout autre, mais où la Banque, mue par un haut sentiment du devoir, a pu, au prix de peines infinies, distinguer un signe, une apparence qui lui permet de rembourser la valeur intégrale du billet auquel ce reste seul avait survécu.

Se perd-il beaucoup de billets de banque ? Bien moins que l’on ne croit. Il est certain que les incendies et les naufrages ont dû en détruire une quantité appréciable, mais en remontant aux premières émissions et en con-