Page:Du Camp - Paris, tome 3.djvu/53

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parlaient en sourdine, et de temps en temps jetaient un regard inquiet autour d’eux. Un guitariste debout, habit noir, longs cheveux collés sur les tempes, mains maigres et noueuses, linge indescriptible, tête nue, face ravagée, œil cave et voix chevrotante, chantait sous la lumière du gaz une sorte de boléro espagnol. Il démenait son grand corps et grattait sa guitare phtisique d’où sortait, ainsi qu’un dernier râle, un bourdonnement sourd et indistinct. C’était sinistre.

Lorsqu’un étranger pénètre dans ces cavernes où le crime et la débauche s’accoudent ensemble devant les brocs de vin frelaté, un grand silence se fait. On regarde le nouveau venu, on le détaille, on le commente de l’œil, et comme les agents du service de sûreté excellent aux déguisements, il est promptement soupçonné d’appartenir à la rousse. On dirait alors, dans ce calme anormal, que chacun fait son examen de conscience et se dit : Oui vient-on arrêter ? Est-ce moi ?

Les voleurs ne se contentent pas toujours du plaisir fort modeste qu’on leur offre dans ces cabarets immondes ; ils suivent le progrès, et c’est peut-être bien tout exprès pour eux que l’on a bâti un grand café-concert aux environs de la barrière d’Italie. On pourrait le croire du moins, car ils y affluent. Sur une petite scène éclairée par le gaz, aux accompagnements d’un orchestre qui n’est pas trop mauvais, des actrices très-décolletées sont assises. Quelques-unes sont jolies et fort jeunes. À une ritournelle du violon, une d’elles se lève, s’approche de la rampe et chante. Elle enfle sa voix, elle se dégingande, elle cherche par toute sorte d’artifices à imiter une cantatrice de bas étage qui a eu son heure de notoriété ; à la fin des couplets on l’applaudit, on crie bis ! elle envoie des baisers au public. Ce ne sont plus ni des cris, ni des bravos, ni des trépignements, ce sont des rauquements de bêtes féroces