Page:Du Camp - Paris, tome 6.djvu/150

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une sorte d’allée courte et large, assez ignorée des curieux et qui forme le bosquet Delille, car dans cette ville des morts chaque boulevard, chaque rue, chaque ruelle a son nom. Le tombeau du poëte aveugle, lézardé par l’âge, dévoré de mousses qui lui font des taches joyeuses, regarde la sépulture de Talma ; entre eux s’allonge une rangée de tombes timbrées de noms qui eurent leur minute de célébrité ; des buissons, des arbres, enveloppent d’une verdure mouvante cet « endroit où l’on dort » ; nul bruit : c’est à peine si le murmure de la grande ville pénètre jusqu’à ces demeures silencieuses ; cela est si calme, si doux, si profondément assoupi, que l’on pense involontairement au mot de Luther dans le cimetière de Worms : Invideo quia quiescunt ! « Je les envie, parce qu’ils reposent ! »

Tout n’est point ainsi au Père-Lachaise : le temps, qui sème les folles herbes, épaissit les feuillages, grandit les arbres, revêt les pierres de sa sombre patine, le temps seul fait les beaux cimetières ; il leur donne je ne sais quel recueillement mystérieux dont l’âme la plus sceptique est atteinte, et qui saisit le voyageur d’une émotion profonde dans les champs des morts de Constantinople et de Scutari. Mais, lorsqu’il n’a pas fait son œuvre, le cimetière apparaît dans sa laideur et dans son insupportable vanité. La partie nouvelle du Père-Lachaise, où les tombes emphatiques affectent toutes sortes de formes prétentieuses et stériles, ressemble à une ville improvisée dont les habitants ne sont point encore arrivés. C’est déplaisant à voir. Il n’y a là que des pierres blanches que des ouvriers sculptent en sifflotant ; tout est neuf, les monuments, les épitaphes, les grilles, les couronnes, les noms même que nul n’a entendu prononcer ; on dirait les petits palais d’un peuple de parvenus. Éternité de l’amour de soi-même qui veut se prolonger au delà du néant, Qui est-ce qui fait le plus