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suivi de son harem : on en plaisantait, et on l’appelait Bosquet-Pacha. Cette passion, qu’il ne sut jamais refréner et qui s’exerçait sans choix, semblait laisser ses forces intactes ; il les réparait, du reste, en buvant à chaque repas plusieurs bouteilles de vin de Bourgogne et en mangeant des viandes saignantes. Il ne s’en cachait guère ; il en riait et disait : « Je m’honore d’avoir quelque chose de commun avec le maréchal de Saxe. »

Bien des bruits ont circulé sur sa mort. On a dit que, surpris par un mari mal complaisant, il avait reçu un coup d’épée qui lui avait perforé le foie ; on a prétendu qu’un frère, voulant venger l’honneur de sa sœur, avait traité le maréchal comme un simple manant et l’avait assommé de coups de bâton. La vérité est la suivante. Frappé d’hémiplégie, conduit dans une ville du Midi où l’on espérait que sa santé pourrait se rétablir, il expira le 3 février 1862, à peine âgé de cinquante et un ans. Je le tiens du comte Pierre de Castellan, qui fut son officier d’ordonnance, et du général de Cissey, qui a longtemps été son chef d’état-major. Bosquet était un homme de conception soudaine et d’exécution sans merci. Pendant la guerre de 1870, j’ai entendu plus d’un général regretter sa mort prématurée.

La campagne de Crimée, qui fut très populaire en France, où les cœurs sont volontiers émus par la gloriole, n’excita que peu de sympathie dans le monde légitimiste et dans la coterie orléaniste[1]. On « frondait » dans l’intimité, mais dans les salons on se maintenait et l’on évitait les conversations compromettantes. Les « salons », dans l’acception du terme, tel qu’il était compris autrefois, n’existaient plus guère. Très denses et fort exclusifs pendant la Restauration, ils s’étaient clos volontairement après la révolution de Juillet. Rassurée par la douceur du règne de Louis-Philippe, la société parisienne essaya de se reconstituer ; épouvantée par l’attentat de Fieschi (1835), elle semblait, en présence du

  1. On n’a pas ménagé les sobriquets à l’empereur Napoléon III. Dans les salons orléanistes, on ne le nommait pas ; pour le désigner, on disait : « Celui-ci » ou « Notre monsieur ». Gustave Flaubert, qui fut un des invités de Compiègne et se déclarait amoureux de l’Impératrice, disait : « Celui que la pudeur m’empêche de nommer. » Le peuple l’appelait : « Isidore le Taciturne », « le Perroquet mélancolique », « Boustrapa » (Boulogne, Strasbourg, Paris) et, le plus souvent, « Badinguet », en souvenir du maçon dont il avait revêtu le costume pour s’évader de Ham. Après le 4 septembre, on le surnomma le « Sire de Fich-ton-Kang ».