Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/136

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danger qui l’avait menacée, avoir renoncé à l’esprit d’opposition dont elle est habituellement si friande.

La grande préoccupation, en ce temps, était un drame de Victor Hugo, un opéra de Meyerbeer, un tableau d’Ingres ou de Delacroix ; qui serait ministre : Thiers, Guizot ou Molé ? L’habitude des cercles moins répandue laissait les hommes libres le soir, et certaines causeries près du feu étaient un régal pour les délicats : le jeu était un amusement, au lieu d’être une spéculation et même une ressource. Il y eut encore, à cette époque, quelques salons où l’esprit français, l’esprit de sociabilité et de convenance, s’épanouissait sans contrainte. Vint l’année 1840, qui fut pleine de complications, où le gouvernement de Louis-Philippe ne brilla ni par l’intelligence, ni par l’énergie ; la guerre imminente, la question d’Orient, les affaires d’Égypte (qui, à cette heure — juillet 1882, — sont plus compliquées que jamais), l’hostilité de l’Europe, c’en fut assez pour faire taire les causeries et ranimer les disputes.

On ressuscita les vieilles haines, engendrées par les traités de 1815, par la révolution de Juillet, par l’usurpation de la branche cadette, par le procès des ministres ; tout redevint trouble, car les passions que l’on avait crues éteintes n’étaient que somnolentes et se réveillaient. La révolution de Février, le coup d’État du 2 décembre achevèrent la confusion. On ne discute plus, on se « chamaille » ; on est tellement divisé d’opinions que, par politesse, on évite tout sujet de contestation : la conversation régulière et sérieuse est devenue impossible ; autant pérorer dans un club en plein vent. Les sages se sont retirés dans la solitude. Je puis dire que j’ai vu périr les salons ; à proprement parler, je n’en connais plus.

Le développement que les affaires industrielles reçurent sous le Second Empire ne fut point sans influence sur l’épaississement de l’esprit national ; à force de penser à la matérialité des choses, on se matérialisa ; on se fit honneur d’être pratique, c’est-à-dire de rejeter tout ce qui n’était point d’une utilité ou d’un bénéfice immédiat. Les indispensables superfluités qui sont l’âme même des civilisations et qui seules arrachent une époque à l’oubli, les Belles-Lettres, les Beaux-Arts, furent dédaignées : aussi, dans le goût, il y eut plus que du terre-à-terre, il y eut de la bassesse ; on le vit bien aux modes, qui furent ridicules. Quand l’esprit de