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plus vive « attraction » fut l’entrée successive des cinq parties du monde représentées par des femmes de choix, entourées d’un cortège bien composé. Le rôle de l’Afrique avait été dévolu à la princesse Jablonowska[1], qui eut un tel succès de beauté que, malgré la présence du souverain, malgré la réserve d’un bal officiel, on ne put se retenir de battre les mains, lorsqu’elle parut sur le char où elle trônait, comme la déesse des Palmiers et des Sables. J’ai connu la princesse Jablonowska ; elle était admirable ; sa haute taille, son ampleur étaient si bien proportionnées qu’elles n’enlevaient rien aux magnificences de ses formes, de son visage et de sa démarche. Elle était Hongroise et figurait un modèle achevé de l’étrangeté, de la sauvagerie de sa race. La reine des Huns devait être ainsi, de peau brune, avec des yeux verts, des cheveux blond cendré et une fierté native où subsistait quelque barbarie.

Pendant le bal, la princesse Jablonowska fut très entourée ; l’Empereur s’entretint avec elle ; les officiers, les ambassadeurs s’ingéniaient à la servir ; elle était récemment arrivée à Paris ; tout l’empressement fut pour elle ; elle rayonnait, et de dépit la princesse de Metternich en brisa son éventail. Trois ou quatre jours après cette soirée, un article fut publié dans le journal Le Temps, sous la signature d’Henry de La Madelène. C’était, d’un bout à l’autre, une diatribe contre la princesse Jablonowska. On disait qu’elle avait été chanteuse dans les cafés de Pesth, que, tombée plus bas encore, elle avait été ramassée par le prince Jablonowski, dont la passion sénile avait légitimé une liaison qui n’aurait jamais dû être qu’une galanterie vénale ; on s’étonnait qu’une telle créature, née pour vivre dans les antichambres ou dans les cuisines, eût été admise dans un bal que l’Empereur et l’Impératrice avaient honoré de leur présence.

La rumeur fut vive au ministère de la Marine ; Bonnin, aide de camp du ministre, envoya ses témoins à Henry de La Madelène et lui demanda une réparation par les armes. Henry de La Madelène ne se souciait guère de se battre et le laissa voir. On insista. Il demanda une entrevue à Bonnin, qui ne consentit à l’accorder qu’en présence de ses témoins. Devant ceux-ci, Henry de La Madelène expliqua à l’aide de

  1. Épouse du prince Stanislas Jablonowski (1799-1878), descendant d’une vieille famille polonaise. (N. d. É.)