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le-Duc fut-il assis dans sa chaire et eut-il ouvert la bouche pour dire : « Messieurs » — ce fut le seul mot qu’il put prononcer — que le tumulte commença.

Dans la salle du grand amphithéâtre, décoré par Paul Delaroche, les élèves se pressaient en nombre anormal, les gradins, les couloirs et tous les abords étaient occupés ; nulle place libre : les combattants avaient été fidèles au rendez-vous donné. L’exclamation fut énorme, composée de toutes sortes de vociférations : chants de coq, barrissements d’éléphant, rugissements de lion, gloussements de poule, braiments d’âne, hennissements de cheval, miaulements de chat, rauquements de tigre, glapissements de renard, jappements de chien, tous ces cris se mêlèrent dans une tempête au milieu de laquelle se pressaient les injures. Nieuwerkerke était debout et gesticulait, Viollet-le-Duc tenait bon et continuait à vouloir parler ; peine inutile, on n’entendait qu’une immense clameur. Deux jours après, Mérimée racontait la scène en ma présence chez la comtesse de Nadaillac et disait : « Les poumons de cette jeunesse sont d’une vigueur remarquable ; je ne me suis jamais tant amusé. »

Viollet-le-Duc, lui, ne s’amusait pas, Nieuwerkerke non plus ; les hurlements ne suffisaient pas à ces gamins affolés par leur propre bruit ; on lança contre le professeur la provision de projectiles que l’on avait eu soin d’apporter : des pommes, des œufs, des boulettes de papier mâché et jusqu’à des gros sous. Au bout d’une demi-heure, Nieuwerkerke se retira, suivi de Viollet-le-Duc et de son escorte d’amis. Tout le monde battit des mains : la victoire était complète et les rapins triomphaient ; derrière le groupe qui entourait Nieuwerkerke, ils sortirent en rang, quatre par quatre, silencieux cette fois, comme s’ils eussent fait cortège à un haut personnage, et traversèrent ainsi les cours de l’École des Beaux-Arts. Au moment où Nieuwerkerke allait franchir la grille, il se retourna, et toute la bande, éclatant de rire, lui fit un salut dérisoire. La sottise dont son âme était pleine ne put se contenir ; il leva un doigt menaçant vers ces jeunes gens dont le nombre même assurait l’impunité et leur cria : « Je vous retrouverai, vous autres ! » À l’instant la manifestation changea d’objet ; elle abandonna Viollet-le-Duc, qui, disait-on, avait « son paquet » ; elle ne s’adressa plus qu’à Nieuwerkerke et devint, par allusion, personnelle au-delà de l’insulte.

Nieuwerkerke n’essaya pas de faire tête, mais il ne se