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j’eus tiré, il me dit : « Ah ! malheureux, qu’est-ce que tu as fait ! » Je résumai, le jour même, les faits que Giacomoni m’avait racontés, et cette note fut jetée dans les cartons où s’empilaient mes paperasses.

En 1874, j’eus à étudier l’organisation de l’état civil[1] et j’allais souvent, aux annexes du palais du Luxembourg, interroger les chefs de service pour recueillir les éléments de mon travail. J’eus besoin de quelques documents qui furent réunis et expédiés chez moi. L’employé qui me les apporta me fit passer sa carte. P. P. Pietri ; ce nom réveilla mes souvenirs ; je fis asseoir le messager, je causai avec lui, et, l’interrogeant brusquement, je lui dis : « N’avez-vous pas été sergent au quatorzième de ligne ? — Oui. — N’étiez-vous pas sur le boulevard des Capucines, dans la soirée du 23 février 1848 ? — Oui. — Est-ce que Lagrange a tiré le coup de pistolet qu’on lui a attribué ? » Mon interlocuteur hésita, puis il me répondit brusquement : « Non ; celui qui a fait ce mauvais coup n’est plus de ce monde, et je puis le nommer sans le compromettre. Il a pris sa retraite en qualité de capitaine, il s’est retiré en Corse et y est mort d’un anthrax en 1860 ; il s’appelait Giacomoni » ; et il me donna des détails qui étaient en concordance absolue avec ceux que je devais au blessé della Lanterna. Dès lors, je n’ai point hésité à accorder à ce récit le crédit dont il est digne, car les faits m’ont été racontés par l’auteur de l’acte même et par un témoin oculaire. Du reste, Lagrange a toujours nié énergiquement, même devant les tribunaux (Cour d’assises de la Seine, 10 ou 11 mars 1850), le forfait dont l’esprit de parti l’avait accusé.

Par une étrange coïncidence, ce fut l’action irréfléchie d’un soldat corse qui ouvrit la voie au retour des Bonaparte. Leur parti était bien faible en 1848, au moment où éclata la révolution, et, sauf quelques obstinés, ne comptait plus guère d’adhérents. Ceux-ci, cependant, s’agitèrent dans la journée et prononcèrent le nom du prétendant qui avait mené si piteuse aventure à Strasbourg et à Boulogne-sur-Mer. Dans la soirée même du 24 février, j’en eus une preuve que je n’ai point oubliée. Louis de Cormenin, Gustave Flaubert et moi, nous étions devant le perron de l’Hôtel de Ville, vers dix heures et demie du soir, lorsque l’on proclama

  1. Paris, ses organes, etc…, t. VI, chap. XXXII : L’état civil.