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parce que le duc de Montpensier est à Vincennes et qu’il va bombarder le peuple. » Je repris : « S’il n’y a que cela qui vous inquiète, vous pouvez aller dormir sur les deux oreilles ; du reste, tout est fini et vous devez être content : on vient de proclamer la République. »

À ce mot, il se leva, se pencha vers moi confidentiellement, et, me poussant au visage son haleine chaude d’alcool, il me répondit : « La République ! je m’en moque ; ce qu’il nous faut, c’est le prince Louis-Napoléon ! » Je fis un geste d’étonnement, il ajouta : « Oui, le prince Louis-Napoléon ; ce matin, il nous a fait distribuer des couteaux ! » Et, enlevant sa casquette, il en tira un couteau-poignard qu’il me montra. Je restai fort surpris, car le nom de Louis-Napoléon n’avait pas seulement effleuré ma pensée, pendant les événements dont j’étais le témoin depuis trois jours. L’homme se rassit sur le cheval, en me disant : « Voilà ! quant à la barricade, je la garde, à cause du duc de Montpensier. Bonne nuit, citoyen ! »

Longtemps après, lorsque l’empire de Napoléon III eut succédé à la présidence du prince Louis, j’eus l’explication de ce fait, qui était resté présent à mon souvenir. En février 1848, le prince Napoléon-Jérôme, sous le nom de comte de Montfort, habitait un entresol du boulevard de la Madeleine, au coin de la rue de la Ferme-des-Mathurins. Dans la matinée du 24, il vit entrer chez lui Fialin au nom duquel on a, depuis, accroché le titre de duc de Persigny. Celui-ci, qui avait été condamné en 1840 par la Cour des pairs pour participation au coup de main de Boulogne, était interné à Versailles, où il avait obtenu de résider. C’était, on le sait, un apôtre de l’impérialisme, et depuis longtemps il était persuadé que les noms de Napoléon et de Bonaparte suffiraient seuls à placer ceux qui le portaient à la tête du gouvernement de la France.

Son premier mot, en entrant chez le prince Napoléon, fut : « Monseigneur, les circonstances sont propices, il faut en profiter ; la monarchie s’écroule, l’empire va lui succéder ; je vais courir à Paris, faire de la propagande ; mais, pour cela, il me faut de l’argent, et je n’en ai pas ! — Ni moi non plus », répondit le prince, qui vivait alors d’une pension annuelle de six mille francs que lui servait son oncle, le roi de Wurtemberg. Persigny reprit alors : « Je ne puis cependant pas faire proclamer l’empire, avec un pantalon comme