Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/145

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je ne me trompe, cette lettre était datée du 22 août. Le général Fleury relatait en détail une conversation qu’il avait eue avec Alexandre II, qui devait mourir comme l’on sait en récompense d’avoir aboli le servage et fait entrer la Russie dans la civilisation moderne. Un peu surpris de voir que les soldats qui, en toute rencontre, avaient battu les troupes russes en Crimée étaient vaincus par l’armée allemande, Alexandre II, se souvenant des bons rapports qu’il avait entretenus avec Napoléon III, inquiet de l’importance que la victoire allait donner à la Prusse, comprenant que les défaites de Wissembourg, de Wœrth, de Spicheren détermineraient le résultat de la campagne, autorisa le général Fleury à faire savoir au prince de La Tour d’Auvergne qu’il ne tolérerait ni un changement de dynastie, ni un amoindrissement du territoire de l’Empire français. En lisant cette lettre, Jules Favre s’était dit : « Nous nous en tirerons avec de l’argent et nous ne perdrons pas un arpent de frontière. » C’est alors qu’il prononça la fameuse phrase : « Pas un pouce de notre territoire, pas une pierre de nos forteresses », phrase que l’on admira, qu’il s’attribua peut-être et qui n’est qu’une des formules du serment des Templiers.

Jules Favre s’y trompa de bonne foi ; un diplomate ne s’y serait pas trompé ; mais l’avocat, à force d’avoir parlé, ne savait plus ce que parler veut dire. Pour lui, pour le Gouvernement de la Défense nationale, auquel il n’eut point de peine à faire partager son erreur, le territoire de l’Empire français signifiait la France ; il a pu le croire et s’imaginer que l’empereur de Russie s’interposerait pour sauver le territoire de la République française. Il oubliait, en outre, qu’un homme avait gravement insulté l’empereur de Russie, lorsqu’il vint à Paris, en 1867, lors de l’Exposition universelle, et que cet homme, le citoyen Floquet, actuellement président de la Chambre des députés (1887), était attaché au Gouvernement de la Défense nationale en qualité d’adjoint du maire de Paris, qui était Étienne Arago, un vieux vaudevilliste. Ne put-il penser qu’Alexandre II ne ressentirait qu’un intérêt médiocre pour un ministre des Affaires étrangères qui, sous la robe d’avocat, avait été le défenseur d’Orsini et de quelques autres assassins ? Jules Favre n’en était point à une inconséquence de plus ou de moins ; c’était toujours le même homme qui, à l’Assemblée