Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/205

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ne peut plus conjurer le destin. Il n’est pas jusqu’à Gambetta, toujours vociférant, exalté jusqu’à la démence par cette série de revers, qui ne se voie forcé de quitter Tours, où il n’est plus en sûreté, pour aller se mettre à l’abri derrière la Gironde ; mais, avant de partir vers cette dernière étape, il lâche une bêtise restée célèbre ; l’armée de la Loire ayant été coupée, il s’écrie : « Et maintenant nous avons deux armées, au lieu d’une ! »

Est-ce à dire que nos soldats, nos pauvres recrues que l’on poussait à la guerre ont manqué à leur devoir ? Non pas, ce serait une suprême injustice de les accuser ; ils ont fait tout ce qu’ils ont pu faire, et par eux du moins l’honneur est indemne. Je ne sais s’ils ont été des marcheurs infatigables et d’habiles combattants ; on ne leur avait rien enseigné, ils n’avaient eu le temps de rien apprendre. On les assemblait, on les armait avec des fusils de calibres et de mécanismes différents, on leur mettait sur le dos un havresac et puis : en avant, marche ! et on les menait au feu ; ils y allaient et y tombaient. À l’un de ces enfants qui, pendant un combat, restait immobile et oisif, sans baisser la tête sous les paquets de mitraille, un capitaine dit : « Pourquoi ne fais-tu pas feu ? Est-ce que tu n’as plus de cartouches ? » Le conscrit répondit : « Je ne sais pas comment on charge un fusil » ; et ils étaient plus d’un qui pouvaient en dire autant.

Leur misère fut atroce et la scélératesse des fournisseurs l’augmenta. À l’armée du Nord, commandée par le général Faidherbe, les mobiles reçurent des souliers dont les semelles étaient en carton. Après une heure de marche dans les boues de la Picardie, ils allaient pieds nus. Faidherbe, un homme de bronze, souffrant d’une maladie de foie contractée au Sénégal, dont il fut gouverneur, les aperçut et se mit à pleurer. Si l’on eût pendu ces fournisseurs, la tête en bas, qui donc n’eût applaudi ! Un autre, banquier fort riche, dont la spécialité était de marier ses filles à des princes qui parfois eurent à donner des explications en police correctionnelle, avait obtenu une importante fourniture de drap de troupes. Le vol fut si manifeste que, malgré sa fortune, ses protections, il fut l’objet d’un mandat d’amener, un an après la conclusion de la paix, lorsque l’on commençait à écouter les plaintes et à regarder dans les comptes. Tout ce que l’on put faire, afin d’éviter un scandale, fut de prévenir le coupable qu’il allait être arrêté. Il s’empoisonna, ou on l’empoisonna en