Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/329

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une vision de l’avenir sous le ciel africain. À quoi pensait-il alors ? à sa vie manquée, à son ambition, qui était d’autant plus ardente qu’il craignait qu’elle ne fût stérile, à certains projets qu’il avait formés avec entraînement et dont tout à coup il sondait l’inanité ? Qui le sait ? Qui pourra dire quelles ont été les pensées secrètes de cette jeune tête ? Il est un point cependant dont il ne parlait jamais, qui lui était resté douloureux entre tous et qui le lancinait, comme un incurable ulcère.

Les foules sont injustes, les peuples sont ingrats ; après la catastrophe de Sedan, la nation française se dressa contre Napoléon III, lui reprocha de n’avoir pas su mourir, d’avoir été vaincu, d’avoir capitulé et, sans plus regarder, ni mieux comprendre, le traita de lâche. Cette insulte, la plus imméritée qui fût au monde, à l’égard d’un homme dont l’impassibilité au feu étonnait les plus vieux soldats, avait été insupportable au Prince impérial. Il ignorait que Chamfort a dit : « Il faut que l’homme public s’habitue à déjeuner tous les matins avec un crapaud. » Or il était plus qu’un homme public ; il était un prétendant, fils d’un souverain tombé, plus que tombé, effondré, mais il était trop jeune encore, trop naïf, pour n’être pas désespéré de l’injure, qui rejaillissait sur lui.

Il en souffrait ; c’était comme une flèche toujours renouvelée, qui le frappait à travers ce père qu’il avait tant aimé et qu’il regrettait si profondément. Volontiers, comme Lady Macbeth au médecin, il eût dit : « N’as-tu pas des remèdes qui puissent soulager les peines de l’âme, arracher de la mémoire un chagrin enraciné, effacer du cerveau l’empreinte des douleurs qui l’assiègent et, avec l’aide bienfaisante d’un élixir d’oubli, débarrasser le cœur du poids qui l’oppresse ? » Il savait aussi que les journaux du radicalisme l’avaient accusé d’avoir eu, de terreur, une attaque de nerfs pendant l’escarmouche de Sarrebruck à laquelle il assistait ; de cela aussi il était attristé, et il s’était juré de se jeter, tête baissée, dans la première aventure qui s’ouvrirait devant lui, afin de prouver que l’on n’avait point peur lorsque l’on était de sa race et de son nom. Il s’est tenu parole et n’a point désarmé la calomnie.

Sa situation morale était indécise ; on la lui disputait et il lui répugnait de la défendre. Il était légalement majeur depuis sa dix-huitième année, c’est-à-dire depuis le 16 mars 1874,