Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/79

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tard pour chasser les représentants et s’emparer elle-même du pouvoir. C’est pourquoi Jules Brame faisait dire à l’Impératrice qu’il la suppliait de donner des ordres à Palikao et à Schneider afin que le Corps législatif fût convoqué d’urgence pour neuf heures du matin, sous peine d’irréparables malheurs.

On entra chez l’Impératrice ; elle était assise, assoupie dans un fauteuil, la tête appuyée sur un oreiller. Elle écouta le chambellan et leva les épaules avec un geste découragé. La porte était restée entrouverte, Brame se présenta. Avec la vivacité de langage, avec le geste abondant qui lui étaient familiers, avec l’émotion qui le débordait, en présence de cette femme si malheureuse, de cette souveraine frappée à la fois dans toutes ses gloires, dans toutes ses affections, non seulement abandonnée, mais reniée, il fut éloquent, ne lui cacha rien des périls dont elle était menacée et la conjura de faire acte d’autorité, une dernière fois, pour aider à maintenir un pouvoir autour duquel les forces morales et les forces matérielles du pays pouvaient se grouper, afin de travailler au salut de la France. De ses yeux languissants qui avaient troublé tant de cœurs, elle regarda Brame. « Il m’est impossible, lui dit-elle, d’entrer en conflit avec le Corps législatif ; que puis-je faire ? Ne savez-vous pas que je suis désarmée et que nul ne m’obéit plus ? Il en sera ce qu’il en sera, à la grâce de Dieu. Je vous dirai, comme notre proverbe espagnol : la créature humaine ne peut porter plus que son faix. » Brame s’inclina ; au moment où il se retirait, elle le rappela : « Monsieur Brame, je vous remercie », et lui tendit la main, qu’il baisa.

Brame m’a raconté qu’après cette entrevue il s’était senti tellement troublé, tellement agité de sentiments contradictoires, qu’il avait marché droit devant lui, sans trop savoir ce qu’il faisait, concevant mille projets qui se détruisaient d’eux-mêmes, se désespérant des impossibilités au milieu desquelles il se débattait, frappant les arbres à coups de canne, parlant tout haut dans la nuit, jurant et se demandant si le plus sage ne serait pas de se jeter à l’eau. Il alla ainsi jusqu’à l’Arc de Triomphe, où il revint à lui en entendant le qui-vive des gardes nationaux qui se fatiguaient inutilement à jouer à la sentinelle perdue. Lorsqu’il rentra à son ministère, il était quatre heures du matin. Il y était attendu par Arthur Kratz, son chef de cabinet, qui lui remit un projet de décret que les