Page:Du halde description de la chine volume 3.djvu/73

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Nous ne nous sommes assemblés ici, répondit l’étranger, que pour passer quelques heures dans des entretiens plus propres à récréer l’esprit, qu’à l’instruire ; et vous savez que d’ordinaire ces entretiens roulent sur des histoires du temps, ou sur des moralités populaires : ces sortes de discours ne peuvent plaire à des oreilles savantes comme les vôtres.

Sage vieillard, reprit le philosophe, c’est votre modestie qui vous fait parler de la sorte, et il paraît que vous avez de moi une idée trop avantageuse. A la vérité je me suis appliqué de tout temps à l’étude ; j’avouerai même que j’ai acquis quelques connaissances : mais ce sont ces connaissances-là même qui font le sujet de ma douleur[1], lorsque je pense qu’il ne m’est pas possible d’accréditer à la cour, ni la grande doctrine d’Yao, de Chun, etc., ni les sages enseignements de tant d’hommes illustres des temps postérieurs, des Tcheou, des Tchin, des Tchang, des Tchu. J’ai le regret de voir que ces enseignements ne sont point goûtés de mes amis, qui occupent les premières places dans le gouvernement de l’État ; et qu’au contraire les fausses sectes inondent l’empire : tout le monde court après la séduction, il n’y a plus que corruption et que ténèbres ; et la vraie secte littéraire est comme ensevelie dans un honteux oubli.

Que nous sommes heureux, reprit l’étranger, qu’une personne de votre réputation et de votre mérite, veuille bien se prêter au désir que nous avons de l’entendre ! Daignez donc prendre ici votre place, et nous honorer de vos savantes instructions. Un grand cœur comme le vôtre, qui aspire à la réforme de l’univers, doit être disposé à communiquer ses lumières : nos esprits, tout bornés qu’ils sont, ne résisteront point aux vérités que vous nous ferez connaître.

Je le veux bien, répondit le philosophe : tout ce que je crains, c’est de ne pas répondre à votre attente. Il salua en même temps la compagnie, et alla s’asseoir dans la place honorable qu’on lui avait destinée. Sur quel sujet voulez-vous, dit-il, que je vous entretienne ? Nous vous prions, dit l’étranger au nom de tous les assistants, de nous instruire sur ce qui a précédé le ciel et la terre.

J’y consens, répondit le philosophe, en prenant un ton grave. Écoutez-moi : Le ciel et la terre n’étaient point encore, lorsqu’au milieu d’un vide immense, il n’y avait qu’une substance extrêmement confuse, hoen gen y ki. Cette substance en cet état de chaos, est l’illimité, le non-borné, vou ki ; ce qu’il y a de subtil et de spiritueux dans cette masse indéfinie, est comme la forme li ki, et l’âme du tai ki, du premier et suprême état de l’univers, a été justement le principe du ciel et de la terre, le germe qui les a fait éclore : par la même voie sont sortis une infinité d’êtres.

Au reste, tout ce développement doit être mis au rang des productions, dont les ressorts sont étonnants. Le monde ayant une fois ses parties, ces sortes de productions, qui pour la manière échappent à nos sens,

  1. Ces plaintes du philosophe chinois méritent d'être observées : si son système régnait dans la secte littéraire, il ne se plaindrait pas, comme il fait, qu'il n'a pu le faire goûter par les principaux lettrés.