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l’ascétisme chrétien, poussa fatalement l’Église à ces deux choses ; à conquérir un pouvoir sans limites et à mettre ce pouvoir au service d’une intolérance sans merci[1].

Or, les philosophes du dix-huitième siècle combattront à la fois le pouvoir, la doctrine et l’intolérance de l’Église, et voici de quelle manière : toutes les théories, morales ou politiques, qu’ils soutiendront dans leurs livres, peuvent se ramener, en dernière analyse, à ces trois idées, qu’ils développeront diversement, mais qui sont comme les idées directrices de toute leur philosophie : nature, raison et humanité. Précisément, ces trois idées sont le contrepied des trois principes qui nous ont paru résumer l’esprit et gouverner l’histoire du moyen âge : c’est au nom de la nature et de ses légitimes exigences que les philosophes feront la guerre à l’ascétisme catholique qui a fondé la théocratie ; c’est au nom de la raison qu’ils combattront la foi naïve au surnaturel ; et c’est en invoquant la tolérance pour tous qu’ils proscriront la persécution religieuse. Nous les verrons ainsi opposer à la théocratie le pouvoir civil, fondé sur des droits naturels ; à la doctrine du renoncement, le rationalisme et la morale naturelle ; au fanatisme, enfin, les droits de l’humanité.

Le dix-huitième siècle est donc la vivante antithèse du moyen âge : pour l’église du moyen âge l’homme idéal, c’est le moine, c’est-à-dire l’homme qui dompte sa chair, ferme les yeux aux beautés de la nature, renonce aux joies de la famille et aux plaisirs de la société ; pour la philosophie du dix-huitième siècle, au contraire, l’homme que chacun voudrait être, c’est l’« homme de la nature » et c’est encore le « citoyen », c’est-à-dire celui qui, d’une part, jouit sans remords de tous les plaisirs, plaisirs des sens et plaisirs de l’âme, qu’offre libéralement la nature, et qui, d’autre part, revendique tous les droits et réclame tous les avantages qu’assure la société. De l’encyclopédiste sceptique, homme de la nature et homme du monde, à l’homme de Dieu du

  1. Voir, pour le développement de ces idées, l’ouvrage, trop peu connu, de M. H.-V. Eicken : Das Mittelalter, 1889.