Page:Ducros - Les Encyclopédistes.djvu/19

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losophes, et enfin ils l’avaient intrépidement suivie comme moralistes : et leur science, leur philosophie et leur morale naturelle trouveront chez nous des continuateurs, non plus hardis, mais plus heureux. On peut dire, en résumé, que, dès la Renaissance, en face du supranaturalisme religieux qui avait régné en maître sur les esprits et les cœurs, la nature, jusque-là méprisée et maudite, recouvre enfin la voix et fait valoir ses droits à l’attention et à l’amour des hommes : elle aura désormais, elle aussi, ses disciples et ses adorateurs, dont le plus grand est Rabelais.

« Je vous raconterai, dit Pantagruel, ce que j’ai lu parmi les apologues antiques : Physis, c’est-à-dire Nature, enfanta Beauté et Harmonie… Mais Antiphysis, laquelle est de tout temps partie adverse de Nature, incontinent, eut envie sur cetuy tout beau et honorable enfantement et, au rebours, enfanta des monstres difformes et contrefaits, en dépit de Nature, tels que Matagots, Cagols et Papelards, Caphars et Chattemittes. » Tons ces monstres, avec leur visage et leur vie contre nature « savoir, leurs vœux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance, » sont bannis à tout jamais de l’abbaye de Thélème, cette abbaye de libre volonté où frère Jean instituera sa religion au contraire de toutes les autres, où l’on n’admettra que des créatures « bien formées et bien naturées, qui se gouverneront non au son d’une cloche, mais au dicté du bon sens et entendement…, parce que gens libres, bien nés et instruits ont, par nature, un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux[1]. » Réglant lui-même sa journée, comme Pantagruel, non d’après le son des cloches, mais d’après « l’horloge du ventre, » Rabelais vient s’asseoir, avec quelle soif horrifique, on le sait, au plantureux banquet servi par la nature à ses joyeux adeptes. Placé entre les épicuriens de la Renaissance et les Libertins du dix-septième siècle, il tend joyeusement à ceux-ci cette dive bouteille qui va circuler de main en main au Temple et à la Pomme-de-Pin, versant

  1. Gargantua, I, 97.