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Église, où l’on raisonne, sans doute, mais où l’on fait à la raison sa part. Luther lui-même a très bien vu qu’en apportant au monde une foi nouvelle, c’est-à-dire en ranimant le sentiment religieux prêt à s’éteindre dans une foule d’âmes, il avait arraché celles-ci à la libre pensée et à la morale naturelle qui allait les conquérir : « Si ma doctrine ne fût pas intervenue, c’eût été une révolution irrégulière, turbulente, périlleuse, qui eût entraîné la chute de toute religion et aurait transformé les chrétiens en disciples d’Épicure[1]. » Les vrais précurseurs des philosophes à cette époque, ce sont moins les réformateurs que les humanistes ; c’est un Érasme, par exemple, dont Luther disait précisément « qu’il portait en lui Épicure et Lucien », Érasme, qui défend à sa manière et la raison et la liberté humaines, c’est-à-dire le pouvoir qu’a l’homme d’aller de lui-même, sans le secours de la grâce, au bien et au vrai : « Lise qui voudra, s’écrie Érasme, ce que Socrate et les Stoïciens ont enseigné sur la vertu et qu’il soutienne, s’il l’ose, que la raison est aveugle, folle ou impie[2] ! » Or les vertus de ces philosophes anciens étaient pour Luther ce qu’elles étaient pour saint Augustin, ce premier docteur de la grâce : des vices brillants. En résumé, on peut appliquer aux réformés ce que Montaigne disait des scolastiques de son temps : « Chacun à qui mieux mieux va plâtrant et confortant sa créance de tout ce que peut sa raison qui est un outil souple, contournable et accommodable à toute figure. Les communes impressions, on n’en sonde pas le pied où gît la faute et la faiblesse ; on ne débat que sur les branches, on ne demande pas si cela est vrai, on ne se demande pas si Galien n’a rien dit qui vaille, mais s’il a dit ainsi ou autrement. » Si le Dieu des scolastiques, en effet, est Aristote, le Dieu des réformés, c’est le Testament et la loi de ces différents dieux est loi magistrale pour chacun de ses fidèles : nous voilà donc loin des intrépides raisonneurs de l’Encyclopédie pour lesquels la réforme

  1. Luther’s Briefe, ed. Wette, II, 439.
  2. Hiperaspites, II, 1141.