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par excellence, l’homme naturel », est contraire à la grâce, c’est-à-dire à l’homme nouveau, c’est-à-dire au christianisme[1].

Nous n’avons pas à rechercher, après tant d’autres, toutes les semences de scepticisme répandues si libéralement dans les Essais ; et encore moins à nous demander si la pensée de derrière la tête de leur auteur était une pensée religieuse ou une pensée sceptique : nous voudrions simplement préciser ce qu’ont successivement emprunté à Montaigne, tel qu’ils l’ont compris, les Libertins et les Encyclopédistes : dans cette luxuriante forêt des Essais, les uns et les autres ont cueilli seulement les fruits qui étaient à leur goût et se sont taillé des flèches à leur guise, chacun suivant sa propre manière de combattre l’ennemi commun, l’Église. Or on peut, pour l’objet qui nous occupe, distinguer dans Montaigne trois choses bien différentes : il y a d’abord son scepticisme à l’égard de la raison humaine ; il y a ensuite les doutes qu’il exprime (et qu’il les partage ou non, peu importe) sur la révélation divine ; et il y a, en troisième lieu, sa façon même de douter ou, plus clairement, la tactique habile qu’il pratique pour se moquer de la religion (non de la vraie, s’entend), sans danger d’être brûlé.

Les Libertins qui, en définitive, ne croient à rien, nous allons le voir, mais qui se gardent bien de l’écrire, feront leur profit des objections de Montaigne contre la foi, mais ils lui laisseront sa prudente tactique : se chuchotant leurs impiétés « à l’oreille et sous cape », ils n’ont que faire de ces façons de parler ambiguës, de ces demi-restrictions ou encore de ces grosses affirmations, bonnes pour les sots, par lesquelles Montaigne dépiste le lecteur naïf et sait faire entendre au lecteur déniaisé le contraire de ce qu’il dit. Au contraire, c’est au tacticien autant qu’à l’impie que les Encyclopédistes demanderont des leçons de prudence et d’irréligion à la fois : car si Montaigne aime dans son livre

  1. Port-Royal, livre III, chap. ii.