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les emprunts de tous genres que nos philosophes ont faits au Dictionnaire critique : en somme, ce n’est pas leur faute si Bayle a parlé de tout. De Maistre et de Bonald se feront-ils scrupule eux-mêmes de reprendre les arguments de Bayle contre la raison et l’incrédulité ? Tous ont fait leur provision sur le grand « marché » ouvert par Bayle à tous les partis. Ce serait pourtant se tromper grandement que de présenter les Encyclopédistes comme de simples continuateurs de Bayle, puisque en certaines matières ils ont pris précisément le contre-pied de ce qu’il a dit. Si, négligeant les emprunts de détail que l’Encyclopédie a faits au Dictionnaire critique (arguments contre la Bible, contre les miracles, etc.), nous relevons seulement, comme nous avons fait dans toute cette étude, ce que Bayle apporte de véritablement neuf à la libre pensée, nous lui ferons honneur de ces trois grandes nouveautés : il a, tout d’abord, séparé nettement la morale de la religion. La foi est-elle le seul moyen, ou même le meilleur, d’être honnête homme ? Bayle répond catégoriquement : Non. « Néron était dévot ; en fut-il moins cruel ? Les croisés, qui commirent d’atroces ravages en Bulgarie, n’étaient-ils pas de fidèles croyants ? Les soldats qui pillent, violent et tuent sont-ils déistes ou philosophes[1] ? » Pour Bayle, on peut être parfaitement hérétique ou même athée et rester vertueux. Il aurait pu se citer lui-même en exemple : quand avait-il cessé d’être honnête homme ? Est-ce quand il était catholique ou quand il était protestant ? On peut donc dire qu’il a le premier et très délibérément sécularisé la morale : les philosophes continueront sur ce point l’œuvre de Bayle quand ils essaieront de fonder leur morale naturelle.

Ainsi, la morale est indépendante de la religion : heureusement pour la morale, car la religion n’est pas raisonnable et c’est ici la seconde nouveauté de Bayle : non-seulement il distingue la religion de la raison, mais il les oppose formellement l’une à l’autre. Il semble vraiment

  1. Pensées sur la Comète, Première partie.