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Page:Dufour - Étude sur l’esthétique de Jules Laforgue, 1904.djvu/40

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Pissarro, toile exposée à la Libre Esthétique, Regardez de près : de chaque côté du tablier, d’où réfléchit, entre les fiacres et les omnibus qui se croisent, un soleil aveuglant, — en menues hachures toute la gamme des clairs, du rouge orangé au jaune verdâtre, — une mêlée de touches indistinctes ; vous n’y discernerez ni têtes, ni troncs, ni bras, ni jambes ; aucun « bonhomme »  » ; nul détail de costume ; point de dessin ; rien que de la couleur. Mais placez-vous à distance de perspective, où s’obstinent à ne se pas reculer la plupart des spectateurs (bien qu’ils en ignorent le point de vue, ils se scandaliseront de cette œuvre), tout s’ordonne, se précise, vient à son plan ; vous voyez aller et venir, en coulées parallèles, une foule affairée ; vous y croyez distinguer attitudes, gestes, vêtements, sexes, âges, conditions. Le peintre a fait en vous l’impression du réel, en vous montrant seulement ce qu’à égale distance vous-mêmes eussiez perçu.

Notre connaissance de l’homme, de ce « cœur humain »  », dont nous avons les oreilles tant rebattues, est surtout livresque ; nous n’observons nos congénères que sous l’angle ouvert par nos écrivains préférés ; ainsi nous ne voyons les paysages naturels qu’à travers les compositions (je dis à dessein : compositions) des Corot, des Dupré, des Rousseau, etc. ; ces bœufs ou ces moutons sont de Troyon ou de Jacques ; ces paysans sont de Millet, de Bastien-Lepage, de Lhermitte, etc. ; ces matelots sont de Cottet, etc. Les œuvres « classiques » deviennent, en quelque sorte, des catégories de notre sensibilité. — Autant d’entraves à briser. Pour