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L’OBJET DE LA THÉORIE PHYSIQUE

lyser une faculté est servi à souhait s’il rencontre un être qui possède cette faculté à un degré éminent.

Or, l’histoire nous présente un homme en qui cette forme intellectuelle, que Pascal nomme amplitude et faiblesse d’esprit, est développée à un degré presque monstrueux ; cet homme est Napoléon.

Que l’on relise le portrait si profondément fouillé, si curieusement documenté, que Taine nous trace[1] de l’esprit de Napoléon ; on y reconnaîtra de suite, saillants au point qu’ils ne sauraient échapper au regard le moins clairvoyant, ces deux caractères essentiels : puissance extraordinaire à rendre présent à l’intelligence un ensemble extrêmement complexe d’objets, pourvu que ces objets tombent sous les sens, qu’ils aient figure et couleur aux yeux de l’imagination ; incapacité à l’abstraction et à la généralisation poussée jusqu’à l’aversion profonde pour ces opérations intellectuelles.

Les idées pures, dépouillées du revêtement des détails particuliers et concrets qui les eussent rendues visibles et tangibles, n’ont point accès dans l’esprit de Napoléon : « Dès Brienne[2], on constatait que pour les langues et les belles-lettres il n’avait aucune disposition. » Non seulement il ne conçoit pas aisément les notions abstraites et générales, mais il les repousse avec horreur : « Il n’examinait les choses que sous le rapport de leur utilité immédiate, dit Mme de Staël ; un principe général lui déplaisait comme une niaiserie ou comme un ennemi. » Ceux qui font de l’abstraction, de

  1. H. Taine : Les Origines de la France contemporaine. Le Régime moderne, t. I, I. I, c. i, art. 2, 3, 4. Paris, 1891.
  2. Les citations sont toutes extraites de l’ouvrage de Taine.