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L’OBJET DE LA THÉORIE PHYSIQUE

généralisation, parce que ces opérations s’accomplissent en lui à grand’peine et labeur, de même, c’est avec bonheur qu’il fait fonctionner sa prodigieuse faculté imaginative, en athlète qui prend plaisir à éprouver la puissance de ses muscles. Sa curiosité des faits précis et concrets est « insaturable », selon le mot de Mollien. « La bonne situation de mes armées, nous dit-il lui-même, vient de ce que je m’en occupe tous les jours une heure ou deux, et, lorsqu’on m’envoie chaque mois les états de mes troupes et de mes flottes, ce qui forme une vingtaine de gros livrets, je quitte toute autre occupation pour les lire en détail, pour voir la différence qu’il y a entre un mois et l’autre. Je prends plus de plaisir à cette lecture qu’une jeune fille n’en prend à lire un roman. »

Cette faculté imaginative, que Napoléon exerce si aisément et si volontiers, est prodigieuse de souplesse, d’amplitude et de précision ; les exemples abondent, qui permettent d’en apprécier les merveilleuses qualités ; en voici deux qui sont assez caractéristiques pour nous dispenser d’une longue énumération :

« M. de Ségur, chargé de visiter toutes les places du littoral du Nord, avait remis son rapport. « J’ai vu tous vos états de situation, me dit le Premier Consul, ils sont exacts. Cependant, vous avez oublié à Ostende deux canons de quatre. » — Et il lui désigne l’endroit, « une chaussée en travers de la ville ». — C’était vrai. — « Je sortis confondu d’étonnement de ce que, parmi des milliers de pièces de canon répandues par batteries fixes ou mobiles derrière le littoral, deux pièces de quatre n’eussent point échappé à sa mémoire. »