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THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES

« Revenant du camp de Boulogne, Napoléon rencontre un peloton de soldats égarés, leur demande le numéro de leur régiment, calcule le jour de leur départ, la route qu’ils ont prise, le chemin qu’ils ont dû faire, et leur dit : « Vous trouverez votre bataillon à telle étape. » — Or, l’armée était alors de 200.000 hommes. »

C’est par des faits, par des attitudes et par des gestes visibles que l’homme se fait connaître de son semblable, qu’il lui révèle ses sentiments, ses instincts, ses passions ; en une semblable révélation, le détail le plus infime et le plus fugace, une imperceptible rougeur, un plissement de lèvres à peine esquissé, sont souvent le signe essentiel, celui qui projette une lueur vive et soudaine sur une joie ou sur une déception cachée au fond même de l’âme. Ce minuscule détail n’échappe pas au regard scrutateur de Napoléon et sa mémoire imaginative le fixe à jamais comme ferait une photographie instantanée. De là, sa connaissance profonde des hommes auxquels il a affaire : « Telle force morale invisible [1] peut être constatée et approximativement mesurée par sa manifestation sensible, par une épreuve décisive, qui est tel mot, tel accent, tel geste. Ce sont ces mots, gestes et accents qu’il recueille ; il aperçoit les sentiments intimes dans leur expression extérieure, il se peint le dedans par le dehors, par telle physionomie caractéristique, par telle attitude parlante, par telle petite scène abréviative et topique, par des spécimens et raccourcis si bien choisis et tellement circonstanciés qu’ils résument toute la

  1. Taine : Loc. cit., p. 35.