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THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES

En aucune œuvre, l’amplitude de l’esprit anglais n’a mieux laissé transparaître la faiblesse qu’elle recouvre.

Si l’esprit de Descartes semble hanter toute la philosophie française, la faculté imaginative de Bacon, son goût du concret et du pratique, son ignorance et son mépris de l’abstraction et de la déduction, semblent avoir passé dans le sang qui fait vivre la philosophie anglaise. « Tour à tour[1] Locke, Hume, Bentham et les deux Mill ont exposé la philosophie de l’expérience et de l’observation. La morale utilitaire, la logique de l’induction, la psychologie de l’association, tels sont les grands apports de la philosophie anglaise » à la pensée universelle. Tous ces penseurs procèdent moins par suite de raisonnements que par entassements d’exemples ; au lieu d’enchaîner des syllogismes, ils accumulent des faits ; Darwin ou Spencer n’entament pas avec leurs adversaires la savante escrime de la discussion ; ils les écrasent en les lapidant.

L’opposition entre le génie français et le génie anglais se marque dans toutes les œuvres de l’esprit ; elle se marque également dans toutes les manifestations de la vie sociale.

Quoi de plus différent, par exemple, que notre droit français, groupé en codes, où les articles de lois se rangent méthodiquement sous des titres énonçant des notions abstraites clairement définies, et la législation anglaise, prodigieux amas de lois et de coutumes, disparates et souvent contradictoires, qui, depuis la Grande-Charte, se juxtaposent les unes aux autres

  1. A. Chevrillon : Sidney Smith et la renaissance des idées libérales en Angleterre au XIXe siècle, p. 90 ; Paris, 1894.