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théories abstraites et modèles mécaniques

De même que l’on peut trouver parmi les Anglais — Newton nous en est garant — des esprits forts et justes, on peut rencontrer hors de l’Angleterre des esprits amples, mais faibles.

C’en était un que Gassendi.

Le contraste des deux formes intellectuelles si nettement définies par Pascal se marque avec une extraordinaire vigueur dans la discussion célèbre[1] qui mit aux prises Gassendi et Descartes. Avec quelle ardeur Gassendi insiste[2] pour « que l’esprit ne soit pas distingué réellement de la faculté imaginative » ; avec quelle force il affirme que « l’imagination n’est pas distinguée de l’intellection », qu’ « il y a en nous une seule faculté par laquelle nous connaissons généralement toutes choses » ! Avec quelle hauteur Descartes répond[3] à Gassendi : « Ce que j’ai dit de l’imagination est assez clair si l’on veut y prendre garde, mais ce n’est pas merveille si cela semble obscur à ceux qui ne méditent jamais, et qui ne font aucune réflexion sur ce qu’ils pensent ! » Les deux adversaires semblent avoir compris que leur débat a une autre allure que la plupart des discussions si fréquentes entre philosophes, qu’il n’est point la dispute de deux hommes ni de deux doctrines, mais la lutte de deux formes d’esprit, de l’esprit ample, mais faible, contre l’esprit fort, mais étroit. O anima ! O mens ! s’écrie Gassendi, interpellant le champion de l’abstraction. O caro ! riposte Descartes, écrasant sous son mépris hautain l’imagination bornée aux objets concrets.

  1. P. Gassendi Disquisitio metaphysica, seu dubitationes et instantiae adversus Renati Cartesii Metaphysicam, et responsa.
  2. P. Gassendi Dubitationes in Meditationem IIem.
  3. Cartesii Responsum ad Dubitationem V in Meditationem IIem.