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la structure de la théorie physique

tions qui, cellule par cellule, ont construit le corps du jeune poulet.

Le profane vulgaire juge de la naissance des théories physiques comme l’enfant juge de l’éclosion du poulet. Il croit que cette fée à laquelle il donne le nom de Science a touché de sa baguette magique le front d’un homme de génie et que la théorie s’est aussitôt manifestée, vivante et achevée : telle Pallas Athena sortant tout armée du front de Zeus. Il pense qu’il a suffi à Newton de voir une pomme tomber dans un pré pour que, soudainement, les effets de la chute des graves, les mouvements de la Terre, de la Lune, des planètes et de leurs satellites, les voyages des comètes, le flux et le reflux de l’Océan, se vinssent résumer et classer en cette unique proposition : Deux corps quelconques s’attirent proportionnellement au produit de leurs masses et en raison inverse du carré de leur mutuelle distance.

Ceux qui ont de la nature et de l’histoire des théories physiques une vue plus profonde savent que, pour trouver le germe de cette doctrine de la gravitation universelle, il le faut chercher parmi les systèmes de la science hellène ; ils connaissent les lentes métamorphoses de ce germe au cours de son évolution millénaire ; ils énumèrent les apports de chaque siècle à l’œuvre qui recevra de Newton sa forme viable ; ils n’oublient point les hésitations et les tâtonnements par lesquels Newton même a passé avant de produire un système achevé ; et, à aucun moment, dans l’histoire de l’attraction universelle, ils n’aperçoivent un phénomène qui ressemble à une soudaine création ; un instant où l’esprit humain, soustrait à l’impulsion de tout mo-