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Page:Duhem - Le Système du Monde, tome X.djvu/280

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NICOLAS DE CUES

Ces manières de parler rappellent, et de très près, les propos de Jean Scot ; les employer sans les préciser, c’est chose fort dangereuse ; car jl peut arriver que l’auditeur ou le lecteur les précise et qu’en les précisant, il en fasse sortir une doctrine panthéistique ; c’est ce qu’Amaury de Bennes et ses disciples, c’est ce que Maître Eckehart avaient tiré des enseignements de l’Érigène, en dépit des précautions prises par celui-ci.

Nicolas de Cues, lui aussi, s’efforce de définir l’opération créatrice de telle façon que tout soupçon de panthéisme soit écarté de sa théorie.

Seul, nous dit-il[1], le maximum absolu, qui est aussi l’absolue nécessité, existe par soi ; l’Univers contracté ne tient donc pas son existence de lui-même, mais du maximum absolu ; il est créature de Dieu.

L’Être absolu est exempt de toute envie et de toute avarice ; par conséquent, il ne peut rien communiquer de négatif, de privatif, rien qui, par essence, soit diminué.

Dans la créature, donc, qui tient son existence du maximum, rien de ce qui est diminution, telles la corruptibilité, la divisibilité, l’imperfection, la diversité, la pluralité ne provient de l’Être maximum qui est éternel, indivisible, parfait, sans division, absolument un. De Dieu, la créature tient son unité, son caractère distinctif et sa connexion avec l’ensemble de l’Univers ; et, plus elle est une, plus elle est semblable à Dieu.

Mais l’unité de la créature est altérée par la pluralité, son caractère distinctif par la confusion, sa connexion avec le reste de l’Univers par le désaccord ; tout cela ne vient ni de Dieu ni d’aucune cause positive ; cela vient de la contingence. —

« Quod autem ejus unitas alterata est in pluralitate, discretio in confusione et connexio in discordantia, a Deo non habet neque ab aliqua causa positiva, sed contingenter. »

Plotin ou Claude Galien eussent tenu langage tout pareil ; mais ils eussent mis dans la ὕλη le principe de toute dégradation et de toute confusion ; Nicolas de Cues, complétant, pour ainsi dire, la doctrine d’Avicenne, substitue la contingence à la matière première.

Au développement que nous venons de résumer, il donne cette conclusion :

« Qui donc combinant, au sein de la créature, la nécessité absolue, par laquelle elle est, et la contingence, sans laquelle

  1. Nicolai de Cusa De docta ignorantia, lib. II, cap. II ; éd. cit., t. I, p. 24.