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Page:Duhem - Le Système du Monde, tome X.djvu/327

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LA COSMOLOGIE DU XVe SIÈCLE

notre terre ; nul que nous sachions, au cours du Moyen Âge, n’avait encore émis une telle supposition, lorsque Nicolas de Cues, dont l’imagination ne connaissait point de frein, la vint proposer.

La terre, déclare le futur évêque de Brixen, n’est pas le plus vil des corps célestes, et les hommes, les animaux, les végétaux dont elle est l’habitation ne sont pas inférieurs en noblesse à ceux qui habitent le Soleil ou les autres étoiles[1].

Notre philosophe reconnaît, d’ailleurs, que, des êtres qui habitent les divers astres, nous ne pouvons savoir grand-chose. « Nous soupçonnons, dit-il, que les habitants du Soleil sont plus solaires, plus éclairés, illuminés et intellectuels ; nous les supposons plus spirituels que ceux qui se rencontrent dans la Lune et qui sont plus lunatiques ; sur la terre, enfin, ils sont plus matériels et plus grossiers ; en sorte que les êtres de nature intellectuelle qui se trouvent dans le Soleil sont beaucoup en acte et peu en puissance, tandis que les habitants de la terre sont plus en puissance et moins en acte ; quant aux habitants de la Lune, ils flottent entre ces deux extrêmes.

» Ces opinions nous sont suggérées par l’influence du Soleil, qui est de nature ignée, par celle de la Lune, qui est à la fois aqueuse et aérienne, par la matérielle lourdeur de la terre.

» Il en est semblablement des régions des autres étoiles, car aucune d’elles, croyons-nous, n’est privée d’habitants. »

Lorsque pour la première fois, dans la Chrétienté latine, on entendit parler de la pluralité des mondes habités, on la vit proposée par un théologien qui avait, peu d’années auparavant, pris la parole dans un concile oecuménique ; celui qui, dans un livre bientôt célèbre, cherchait à deviner les caractères des habitants du Soleil et de la Lune, allait être honoré de la confiance des papes qui se succédaient sur la chaire de Pierre ; les plus hautes dignités ecclésiastiques lui étaient réservées. Peut-on souhaiter preuve plus manifeste de l’extrême liberté que l’Église catholique, aù déclin du Moyen Âge, laissait à la méditation du philosophe et aux tentatives du physicien ?

  1. Nicolai de Cusa op. laud., lib. II, cap. XII ; éd. cit., pp. 40-41.