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Je me souviens que Mallarmé m’a dit un jour : « Je raye le mot comme du dictionnaire ».

Voilà le secret de Mallarmé. Il ne dit plus : « Telle chose ressemble à telle autre… » Pour lui, cette chose est devenue cette autre.

C’est là, vous le voyez, une sorte d’acte de magie, dans le sens que donne au mot « magie » l’histoire des religions. Dans l’envoûtement, la poupée dont on perce le cœur pour obtenir la mort de l’ennemi qu’elle représente, cette poupée n’est plus l’image de l’ennemi qu’elle représente : elle est devenue cet ennemi même.

Dans un ordre d’idées infiniment vénérable, mais analogue, le pain de l’Eucharistie, pour les catholiques, n’est pas l’image du corps de Jésus, mais ce corps lui-même. Ce mystère est celui de la transsubstantiation. Pour Mallarmé, comme pour saint Thomas d’Aquin, l’Eucharistie n’existe qu’en tant qu’elle est le corps de Jésus.

Quand il s’agit de religion, il n’y a aucune limite à ce qu’on peut demander à la foi. En matière d’art, les droits sont moindres.

On peut se rendre compte à quelles difficultés, à quelles obscurités, la suppression du mot comme a conduit Mallarmé, en considérant ses dernières œuvres. Vous savez tous que le sonnet que nous venons de lire est un jeu d’enfant à côté de celles-là.

Gourmont disait : « Des deux termes de la comparaison, Mallarmé ne voit que le second. » Ce n’est pas tout à fait exact ; il me semble qu’il faudrait dire : « Des deux termes de la comparaison, Mallarmé ne décrit dans le premier que le second. »

Le poète est semblable au soleil, dirait un classique. Mallarmé, pour exprimer ce qu’est le poète, décrit le soleil. Il a rayé le mot comme du dictionnaire.

…N’était-il pas possible de conserver de l’enseignement du maître l’essentiel, c’est-à-dire le symbolisme, en suivant un chemin, me permettez-vous de dire, plus humain ?