Page:Dumas.- Grand dictionnaire de cuisine, 1873.djvu/67

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au café de Paris ; puis, comme il tenait sans doute à suivre l’étiquette mortuaire :

« Pierre, demanda-t-il au garçon, le vin de Bordeaux est-il de deuil ? »

Il faut rendre cette justice à Béquet, qu’il mourut comme il avait vécu, le verre à la main.

Notre convive le plus charmant, mais malheureusement pas le plus assidu, était Charles de Mornay ; c’était un reste de la vieille race gentilhommière, comme d’Orsay, avec lequel il avait beaucoup de ressemblance. Il était tout à la fois beau, spirituel et ministre du roi à la cour de Suède.

Nul ne racontait mieux que lui les choses qui ne peuvent pas se raconter.

C’était un descendant du fameux Duplessis-Mornay, ministre de Henri IV. À l’époque de la République, il donna sa démission, et, quoique sans fortune, résolut de ne plus servir.

Romieu aussi venait souper de temps en temps, et luttait d’esprit bohème avec l’esprit aristocratique de Mornay.

Nous, mon cher Janin, nous soutenions de notre mieux l’école moderne, que Mlle Georges avait abordée franchement, et Mlle Mars à contre-cœur.

Puis, de temps en temps, on voyait apparaître quelque représentant de la vieille école, comme Alexandre Duval, qui nous perçait de ses flèches de plomb, et Dupaty, qui nous criblait de ses flèches dorées.

Les soupers de Mlle Mars, sans être des modèles de table, étaient bons et délicats ; ils avaient un fumet de bourgeoisie, que n’avait pas le brûlot incendiaire de Mlle Georges.

J’allais en outre, de temps en temps, dîner chez un illustre gourmand, qui avait renversé de vrais rois et de vraies reines, et qui avait été, lui cinquième, roi de France, au Luxembourg, chez Barras.

Nous sommes nés sur les limites des deux siècles, à deux ans, je crois, de différence : moi en 1802, vous en 1804 ou 1805.

Il en résulte que nous avons pu connaître, sur la fin de leur réputation, c’est vrai, — mais, d’une réputation méritée, il