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Toutes ces choses sont de joyeux souvenirs, mais de gros péchés, capitaine.

BURIDAN.

Au jour de la mort on mettra nos péchés d’un côté de la balance et nos bonnes actions de l’autre : j’espère que tu as fait assez provision de ces dernières pour que le bassin l’emporte ?

LANDRY.

Oui, oui, j’ai bien quelques œuvres méritantes, et dans lesquelles j’espère…

(Ils boivent)
BURIDAN.

Raconte-les-moi, cela m’édifiera.

LANDRY.

Dans le procès des Templiers, qui a eu lieu au commencement de cette année, il manquait un témoin pour faire triompher la cause de Dieu, et condamner Jacques de Molay, le grand maître ; un digne bénédictin jeta les yeux sur moi, et me dicta un faux témoignage, que je répétai saintement mot à mot devant la justice, comme s’il était vrai ; le surlendemain les hérétiques furent brûlés à la grande gloire de Dieu et de notre sainte religion.

BURIDAN.

Continue, mon brave… On m’a raconté une histoire d’enfants…

(Ils boivent.)
LANDRY.

Oui, c’était en Allemagne, pauvre petit ange ! j’espère qu’il prie là-haut pour moi, celui-là. Imaginez-vous, capitaine, que nous donnions la chasse à des Bohémiens qui sont, comme vous savez, païens, idolâtres et infidèles ; nous traversions leur village qui était tout en feu. J’entends pleurer dans une maison qui brûlait, j’entre ; il y avait un pauvre petit enfant de Bohême abandonné. Je cherche autour de moi, je trouve de l’eau dans un vase ; en un tour de main, je le baptise, le voilà chrétien ; c’est bon. J’allais le mettre dans un endroit où le feu ne pouvait l’atteindre, quand je réfléchis que le lendemain les parents seraient revenus, et le baptême au diable. Alors je le couchai proprement dans son berceau et je rejoignis les camarades ; derrière moi le toit s’abîma.

BURIDAN, avec distraction.

Et l’enfant périt ?

LANDRY.

Oui ; mais qui fut bien penaud, c’est Satan, qui croyait venir chercher une âme idolâtre, et qui se brûla les doigts à une âme chrétienne.

BURIDAN.

Allons, je vois que tu as toujours eu une religion bien dirigée ; mais je voulais parler d’autres enfants… de deux enfants qu’Orsini…

LANDRY.

Je sais ce que vous voulez dire.

BURIDAN.

Ah !

LANDRY.

Oui, oui, c’étaient deux pauvres petits qu’Orsini m’avait dit de jeter à l’eau comme des chats qui n’y voient pas encore clair, et que j’eus la tentation de conserver de ce monde, vu qu’il m’assura qu’ils étaient chrétiens.

BURIDAN, vivement.

Et qu’en fis-tu ?

LANDRY.

Je les exposai au parvis Notre-Dame, où l’on met d’habitude ces petites créatures.

BURIDAN.

Sais-tu ce qu’ils devinrent ?

LANDRY.

Non ; je sais qu’ils ont été recueillis, voilà tout, car le soir, ils n’y étaient plus.

BURIDAN.

Et ne leur imprimas-tu aucun signe afin de les reconnaître ?

LANDRY.

Si fait, si fait… je leur fis, ils pleurèrent même bien fort ; mais c’était pour leur bien, je leur fis avec mon poignard une croix sur le bras gauche.

BURIDAN, se levant.

Une croix rouge ? une croix au bras gauche ? une croix pareille à tous deux ? Oh ! dis que ce n’est pas une croix que tu leur as faite, dis que ce n’était pas au bras gauche, dis que c’était un autre signe…

LANDRY.

C’était une croix et pas autre chose ; c’était au bras gauche et pas autre part.

BURIDAN.

Oh ! malheur ! malheur ! mes enfants ! Philippe, Gaultier ! l’un mort, l’autre près de mourir… tous deux assassinés, l’un par elle, l’autre par moi, justice de Dieu ! Landry, où peut-on avoir une barque, que nous arrivions avant ce jeune homme ?

LANDRY.

Chez Simon le pécheur.

BURIDAN.

Alors une échelle, une épée, et suis-moi.

LANDRY.

Où cela, capitaine ?

BURIDAN.

À la tour de Nesle, malheureux !