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SALOMON.

Aurons-nous du monde, ce soir ?

PISTOL.

Du monde… il y a une queue qui fait trois fois le tour du théâtre… je me suis promené un quart d’heure le long de la queue.

SALOMON.

Et à quoi pensais-tu ?

PISTOL.

Je pensais qu’il y avait dans toutes ces poches-là de l’argent qui allait passer dans celle du père Bob !… Est-il heureux, le père Bob ! je n’aurai jamais le bonheur qu’un malheur comme le sien m’arrive, à moi !

SALOMON.

Silence, voilà M. Kean !

PISTOL.

Je file !…

(Il se sauve.)



Scène II.

 

SALOMON, KEAN, jetant son chapeau.
SALOMON, à part.

Oh ! oh ! Pistol a bien fait de se sauver, il y a de l’orage.

KEAN.

Salomon !

SALOMON.

Maître ?

KEAN.

Étends sur ce parquet une peau de lion… une peau de tigre… un tapis… ce que tu voudras, peu m’importe…

SALOMON.

Que voulez-vous faire ?

KEAN.

Des culbutes.

SALOMON, stupéfait.

Des culbutes ?

KEAN.

J’ai commencé par là sur la place de Dublin… et je vois bien que je serai forcé de reprendre mon premier métier. Fais afficher aux quatre coins de Londres que le paillasse Kean fera des tours de souplesse dans Regent-Street et dans Saint-James, à la condition qu’il lui sera payé cinq guinées par fenêtre, et alors huit jours me suffiront pour faire une fortune royale, car tout le monde voudra voir comment Hamlet marche sur les mains, et comment Othello fait le saut de carpe en arrière… Tandis que dans ce théâtre maudit… il me faudra, Shakspeare aidant, des années, et encore, au train dont j’y vais, plus j’y passerai d’années, plus j’y ferai de dettes, pour amasser de quoi aller mourir, dans une misère honnête, au fond de quelque village du Devonshire, entre un morceau de bœuf salé et un pot de bière. Oh ! la gloire ! le génie ! l’art ! l’art ! squelette efflanqué, vampire mourant de faim, à qui nous jetons un manteau d’or sur les épaules, et que nous adorons comme un dieu ! Je puis encore être ta victime… mais je ne serai plus ta dupe, va !

SALOMON.

Qu’y a-t-il, maître ?

KEAN.

Il y a que mon hôtel est cerné par les attorneys, et que j’ai vécu toute la journée dans ma voiture, après avoir passé une nuit à la taverne… ce qui me met dans une merveilleuse disposition pour être sifflé ce soir… et tout cela pour un misérable billet de 400 livres sterling. Viens donc encore me dire que je suis le premier acteur de l’Angleterre, et que tu ne changerais pas ma place contre celle du prince de Galles… vil flatteur !…

SALOMON.

Mais aussi c’est votre faute… si vous vouliez avoir de l’ordre.

KEAN.

Avoir de l’ordre !… c’est cela, et le génie, qu’est-ce qu’il deviendra pendant que j’aurai de l’ordre ?… avec une vie agitée et remplie comme la mienne, ai-je le temps de calculer minute par minute et livre par livre ce que je dois dépenser de jours ou dissiper d’argent ? Oh ! si Dieu m’avait donné cette honorable faculté, je serais à cette heure marchand de draps dans la Cité et non marchand de vers à Covent-Garden et à Drury-Lane.

SALOMON.

Mais il me semble, maître, pour en revenir à ces 400 livres sterling, que vous pourriez, sur la recette de ce soir…

KEAN.

La recette est-elle à moi ?… elle est à ces braves gens, et tu veux que je leur fasse payer le service que je leur rends ? ceci est un conseil de laquais, monsieur Salomon.

SALOMON.

Mais vous ne m’avez pas compris, maître… dans trois ou quatre jours vous leur rendriez…

KEAN.

C’est cela, n’est-ce pas ?… j’emprunterai à des saltimbanques… moi, Kean… Allons donc !

SALOMON.

Pardon, maître… pardon !

KEAN.

C’est bien… c’est bien ! allez repasser mon rôle,