Page:Dumas - Œuvres - 1838, vol.2.djvu/668

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KEAN.

Que faire ? comment la prévenir ?… je ne puis y aller… je ne puis lui envoyer… Oh ! c’est à perdre la tête.

DARIUS.

Eh bien ! monsieur Kean, votre perruque ?

KEAN.

Laissez-moi tranquille…

(Bruit au dehors.)
SALOMON.

Maître, entendez-vous ?

LE PUBLIC, criant et trépignant.

La toile ! la toile ! le rideau !

SALOMON.

Le public s’impatiente.

KEAN.

Qu’est-ce que ça me fait, à moi ?… Oh ! métier maudit… où aucune sensation ne nous appartient, où nous ne sommes maîtres ni de notre joie, ni de notre douleur… où, le cœur brisé, il faut jouer Falstaff ; où, le cœur joyeux, il faut jouer Hamlet ! toujours un masque, jamais un visage… Oui, oui, le public s’impatiente… car il m’attend pour s’amuser, et il ne sait pas qu’à cette heure mes larmes m’étouffent. Oh ! quel supplice ! et puis, si j’entre en scène avec toutes les tortures de l’enfer dans le cœur ; si je ne souris pas là où il me faudra sourire, si ma pensée débordante change un mot de place… le public sifflera, le public qui ne sait rien, qui ne comprend rien, qui ne devine rien de ce qui se passe derrière la toile… qui nous prend pour des automates… n’ayant d’autres passions que celles de nos rôles… Je ne jouerai pas.

(Pistol paraît à la porte.)
SALOMON.

Maître, maître, qu’est-ce que vous dites ?

KEAN.

Je ne jouerai pas, voilà ce que je dis.

LE RÉGISSEUR, revenant sur ce dernier mot.

Monsieur, on vous y forcera.

KEAN.

Et qui cela, s’il vous plaît ?

LE RÉGISSEUR.

Le constable.

KEAN.

Qu’il vienne.

SALOMON.

Maître, maître, au nom du ciel ! ils vous mettront en prison.

KEAN.

En prison ? eh bien ! tant mieux. Je ne jouerai pas.

SALOMON.

Rien ne peut vous faire changer de résolution ?

KEAN.

Rien au monde. Je ne jouerai pas.

LE RÉGISSEUR.

Mais la recette est faite.

KEAN.

Qu’on rende l’argent.

LE RÉGISSEUR.

Monsieur, vous manquez à vos devoirs.

KEAN.

Je ne jouerai pas, je ne jouerai pas, je ne jouerai pas !

(Il prend une chaise et la brise.)
LE RÉGISSEUR.

Faites comme vous voudrez, je ne suis pas le bénéficiaire.

(Il sort. Kean tombe sur un fauteuil. Bruit prolongé.)
PISTOL, d’un côté du fauteuil.

Eh bien ! monsieur Kean, et le père Bob ?

SALOMON, de l’autre côté.

Ces braves gens ne peuvent pas payer les frais de la soirée.

PISTOL.

Ce n’est pas la faute de la pauvre famille, si l’on vous a fait du chagrin.

SALOMON.

Allons, maître, de la pitié pour les malheureux.

PISTOL.

Vous nous aviez donné votre parole.

SALOMON.

Et ce serait la première fois que vous y manqueriez…

KEAN, dans le plus grand abattement.

Assez. James, prenez, ceci. — (Lui donnant sa robe de chambre.) Où est M. Darius ?

SALOMON.

Il s’est sauvé.

DARIUS, sortant du cabinet aux habits.

Me voilà !

KEAN.

Où est le régisseur ?

SALOMON, à Pistol.

Va le chercher.

(Rencontre de Darius et de Pistol.)
KEAN.

Mon manteau ! (On le lui donne.) Qu’est-ce que c’est que ça ? c’est mon ceinturon que je vous demande.

PISTOL, revenant.

Voilà, monsieur Kean, voilà.

LE RÉGISSEUR, entrant.

Vous m’avez fait appeler ?

KEAN.

Oui, monsieur. Mon épée ?

SALOMON.

Votre épée !