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était la cour qui servait de promenade aux prisonniers. Elle était gardée par ses huit tours, c’est-à-dire par huit géants. Aucune fenêtre ne donnait dessus. Jamais le soleil ne pénétrait Jusqu’à son pavé humide et presque, vaseux ; on eût dit le fond d’un vaste puits. Dans cette cour, une horloge, soutenue par des captifs enchaînés, mesurait l’heure, laissant tomber le bruit lent et mesuré de ses minutes, comme un cachot laisse tomber sur la dalle qu’elle ronge la goutte d’eau qui suinte à son plafond.

Au fond de ce puits, le prisonnier, perdu dans un abîme de pierre, contemplait un instant l’inexorable nudité des pierres, et demandait bientôt à rentrer dans sa prison.

Derrière la grille donnant dans cette cour était, nous l’avons déjà dit, monsieur de Launay.

Monsieur de Launay était un homme de quarante-cinq à cinquante ans ; ce jour-là, il était vêtu d’un habit gris de lin, il portait le ruban rouge de la croix de Saint-Louis, et tenait à la main une canne à épée. C’était un mauvais homme que ce monsieur de Launay : les Mémoires de Linguet venaient de l’éclairer d’une triste célébrité ; il était presqu’autant haï que la prison.

En effet, les de Launay, comme les Châteauneuf, les La Vrillière et les Saint-Florentin, qui tenaient les lettres de cachet de père en fils, les de Launay, de père en lils aussi, se transmettaient la Bastille. Car on le sait, ce n’était pas le ministre de la guerre qui nommait les officiers de geôle. À la Bastille, toutes les places s’achetaient, depuis celle du gouverneur jusqu’à celle du marmiton. Le gouverneur de la Bastille, c’était un concierge en grand, un gargotier à épaulettes, qui ajoutait à ses soixante mille francs d’appointements, soixante mille francs d’extorsions et de rapines.

Il fallait bien rentrer dans le capital et les intérêts de l’argent débourse.

Monsieur de Launay, en fait d’avarice, avait enchéri sur ses prédécesseurs. Peut-être aussi avait-il payé la place plus cher, et prévoyait-il qu’il la devait garder moins longtemps.

Il nourrissait sa maison aux dépens des prisonniers. Il avait réduit le chauffage, doublé le prix de chaque pièce de leur mobilier. Il avait le droit de faire entrer à Paris cent pièces de vin franches d’octroi. Il vendait ce droit à un cabaretier, qui faisait entrer ainsi d’excellents vins. Puis, avec la dixième partie de ce droit, il achetait le vinaigre qu’il faisait boire à ses prisonniers.

Une seule consolation restait aux malheureux enfermés à la Bastille ; c’était un petit jardin créé sur un bastion. Là, il se promenaient ; là,