Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/277

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madame Dubarry, le Parc-aux-Cerfs ; j’expie ce pauvre Latude, pourrissant pendant trente ans dans les cachots, et s’immortalisant par la souffrance. Encore un qui a fait détester la Bastille ! Pauvre garçon ! Ah ! que j’ai fait de sottises, Madame, en laissant passer les sottises des autres ! Les philosophes, les économistes, les savants, les gens de lettres, j’ai aidé à persécuter tout cela. Eh ! mon Dieu ! ces gens-là ne demandaient pas mieux que de m’aimer. S’ils m’eussent aimé, ils eussent fait la gloire et le bonheur de mon règne. Monsieur Rousseau, par exemple, cette bête noire de Sartines et des autres, eh bien ! je l’ai vu un jour, moi, le jour où vous l’avez fait venir à Trianon, vous savez bien. Il avait les habits mal brossés, c’est vrai, la barbe longue, c’est encore vrai ; mais, au demeurant, c’était un brave homme. Si j’eusse mis mon gros habit gris, mes bas drapés, et que j’eusse dit à monsieur Rousseau : Allons-nous-en donc chercher des mousses dans les bois de Ville-d’Avray ? — Eh bien ! quoi ? interrompit la reine avec un suprême mépris. — Eh bien ! monsieur Rousseau n’eût pas écrit le Vicaire savoyard et le Contrat social. — Oui, oui, je le sais bien, voilà comme vous raisonnez, dit Marie-Antoinette, vous êtes homme prudent, vous craignez votre peuple comme le chien craint son maître. — Non, mais comme le maître craint son chien ; c’est quelque chose que de savoir qu’on ne sera pas mordu par son chien. Madame, quand je me promène avec Médor, le molosse des Pyrénées que m’a donné le roi d’Espagne, je suis tout fier de son amitié. Riez si vous voulez, il n’en est pas moins vrai que Médor, s’il n’était pas mon ami, me mangerait avec ses grosses dents blanches. Eh bien ! je lui dis : Petit Médor, bon Médor, et il me lèche. J’aime mieux la langue que les crocs. — Soit, flattez les révolutionnaires, caressez-les, jetez-leur du gâteau. — Eh ! eh ! ainsi ferai-je ; je n’ai pas d’autre dessein, je vous prie de le croire. Oui, c’est décidé, je vais amasser un peu d’argent, et je traiterai tous ces Messieurs comme des Cerbères. Eh ! tenez, monsieur de Mirabeau… — Ah ! oui, parlez-moi de cette bête féroce. — Avec cinquante mille livres par mois ce sera un Médor, tandis que si nous attendons, il lui faudra peut-être un demi-million par mois.

La reine se mit à rire de pitié.

— Oh ! flatter de pareilles gens ! dit-elle. — Monsieur Bailly, continua le roi, monsieur Bailly devenant ministre des arts, c’est un ministère que je m’amuserai à créer, monsieur Bailly sera un autre Médor. Pardon de ne pas être de votre avis, Madame ; mais je suis de l’avis de mon aïeul Henri IV. C’était un politique qui en valait bien un autre, et je me rappelle ce qu’il disait. — Et que disait-il ? — On ne prend pas des mouches avec du vinaigre. — Sancho aussi disait cela, ou quelque chose