Page:Dumas - Georges, 1848.djvu/27

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Cependant, une fois arrivés sur la Place-d’Armes, ces hommes courant, soit isolés, soit par troupes, prenaient un aspect plus régulier et une allure plus calme. C’est que sur la Place-d’Armes se tenait, en attendant que l’ordre de marcher à l’ennemi lui fût donné, la moitié de la garnison de l’île, composée de troupes de ligne, et formant un total de quinze ou dix-huit cents hommes ; et que leur attitude à la fois fière et insouciante, était un blâme tacite du bruit et de l’embarras que faisaient ceux qui, moins familiarisés avec les scènes de ce genre, avaient cependant le courage et la bonne volonté d’y prendre part ; aussi, tandis que les nègres se pressaient pêle-mêle à l’extrémité de la place, un régiment de volontaires nationaux, se disciplinant de lui-même à la vue de la discipline militaire, s’arrêtait en face de la troupe et se formait dans le même ordre qu’elle, tâchant d’imiter, mais sans pouvoir y parvenir, la régularité de ses lignes.

Celui qui paraissait le chef de cette dernière troupe, et qui, il faut le dire, se donnait une peine infinie pour atteindre au résultat que nous avons indiqué, était un homme de quarante à quarante-cinq ans, portant les épaulettes de chef de bataillon, et doué par la nature d’une de ces physionomies insignifiantes auxquelles aucune émotion ne peut parvenir à donner ce qu’en termes d’art on appelle du caractère. Au reste il était frisé, rasé, épinglé comme pour une parade ; seulement de temps en temps il détachait une agrafe de son habit boutonné primitivement depuis le haut jusqu’en bas, et qui, en s’ouvrant peu à peu, laissait voir un gilet de piqué, une chemise à jabot, et une cravate blanche à coins brodés. Auprès de lui, un joli enfant de douze ans, qu’attendait à quelques pas de là un domestique nègre, vêtu d’une veste et d’un pantalon de basin, étalait avec cette aisance que donne l’habitude d’être bien mis, son grand col de chemise festonné, son habit de camelot vert à boutons d’argent et son castor gris orné d’une plume. À son côté pendait avec sa sabredache le fourreau d’un petit sabre, dont il tenait la lame à la main droite, essayant d’imiter, autant qu’il était en lui, l’air martial de l’officier qu’il avait soin d’appeler de temps en temps et bien haut : « Mon père, » appellation dont le chef de bataillon ne semblait pas moins flatté que du poste éminent