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le caucase

— Je vous en fais mon compliment.

— Votre père, autant que je puis me le rappeler, a fait dans le Tyrol ce que le mien a fait dans le Caucase. Cela doit nous dispenser de toute cérémonie.

Je lui tendis la main.

— Je vous cherchais, me dit-il. Je viens d’apprendre votre arrivée. Le prince Mirsky sera au désespoir de ne pas s’être trouvé ici. Mais en son absence vous permettrez que nous vous fassions les honneurs de la ville.

Je lui dis alors ce qui m’arrivait, comment j’étais logé, et que je venais de faire buisson creux en allant chez le lieutenant-colonel.

— Avez-vous vu votre hôtesse ? me demanda-t-il en souriant.

— Ai-je donc une hôtesse ?

— Oui ; vous ne l’avez pas vue ? C’est une fort jolie Circassienne de Wladikawkass.

— Entendez-vous, Kalino ?

— Si vous la voyez, continua M. Grabbé, tâchez de lui faire danser la lesguienne : elle danse d’une façon charmante.

— Vous aurez probablement sous ce rapport plus de puissance que moi, lui dis-je ; est-ce indiscret de vous prier de mettre cette puissance à ma disposition ?

— Je ferai de mon mieux. Où allez-vous de ce pas ?

— Je rentre.

— Voulez-vous que je vous accompagne ?

— À merveille.

Nous rentrâmes.

Cinq minutes après on nous annonça le lieutenant-colonel Coignard.

Le nom me parut de bonne augure : c’était celui de deux de mes amis.

Le présage ne m’avait pas trompé. Si quelqu’un pouvait me consoler de l’absence du prince Mirsky dont on m’avait tant parlé et d’une si gracieuse façon, c’était celui qui le remplaçait.

Il nous invita à ne nous inquiéter en rien de notre départ du lendemain ; tout le regardait, chevaux et escorte.

Le régiment de Kabarda, commandé en premier par le prince Mirsky, en second par le colonel Coignard, est le poste le plus avancé qu’aient les Russes sur le territoire ennemi.

Souvent les montagnards, même insoumis, demandent la permission de venir vendre leurs bœufs et leurs moutons à Kasafiourte.

Cette permission leur est toujours accordée. Mais celle d’acheter, au contraire, leur est obstinément refusée.

Le jour même de notre arrivée deux étaient venus, munis d’un sauf-conduit du lieutenant-colonel, et avaient vendu trente bœufs.

Outre le bétail, ils apportent à la ville du miel, du beurre et des fruits.

On les paye tout naturellement argent comptant.

C’est du thé surtout qu’ils voudraient bien acheter. Mais il y a défense absolue de leur en vendre.

Aussi, dans toutes les rançons stipulent-ils, outre le prix de rachat, qu’il leur sera donné une prime de dix, quinze et même vingt livres de thé.

Au reste, ils font des incursions jusque dans la ville : peu de nuits se passent sans qu’ils enlèvent quelqu’un.

Vers la fin de l’été, des soldats et des enfants se baignaient dans le Garah-Sou, il était trois heures de l’après-midi ; le colonel se promenait sur le rempart.

Une quinzaine d’individus descendent dans la rivière et font boire leurs chevaux au milieu des baigneurs.

Tout à coup quatre d’entre eux allongent la main, attrapent deux petits garçons et deux petites filles, les jettent sur l’arçon de leur selle et parlent au galop.

Aux cris des enfants, le colonel s’aperçoit de ce qui se passe et ordonne aux tirailleurs de poursuivre les Tatars.

Les tirailleurs sautent ou se laissent glisser en bas des remparts, et se mettent à la poursuite des Tatars. Mais ceux-ci avaient déjà trop d’avance sur eux.

Seulement, un des petits gamins prisonniers mordit si cruellement la main de l’homme qui l’enlevait, que le Tatar le lâcha.

L’enfant se laissa glisser à terre.

Une fois à terre il ramasse des pierres et se défend.

Le Tatar lance son cheval sur lui, mais il glisse comme un serpent entre ses jambes.

Le Tatar lui tire un coup de pistolet et le manque.

L’enfant, plus adroit, l’atteint d’une pierre au milieu du visage.

Les tirailleurs approchaient. Le Tatar vit qu’il pouvait lui arriver malheur s’il s’obstinait ; il tourna bride, abandonnant l’enfant, qui fut recueilli par les tirailleurs.

Les trois autres sont encore prisonniers. Les montagnards ont d’abord demandé mille roubles pour eux trois. C’étaient des enfants de soldats, il n’y avait pas moyen de trouver mille roubles.

Il est défendu de racheter les prisonniers avec l’argent de l’État.

Mais les dames de Kasafiourte quêtèrent ; la quête produisit cent cinquante roubles ; on offrit les cent cinquante roubles aux montagnards, qui, de mille qu’ils avaient demandés d’abord, sont déjà descendus à trois cents.

Le lieutenant-colonel a la certitude qu’ils finiront par accepter.

Dans ces sortes de négociations, c’est d’habitude un Tatar de la ville qui sert d’intermédiaire. Celui du colonel Coignard s’appelle Zalavat.

Chacun a ses espions. Seulement, de part et d’autre, les espions pris et reconnus sont fusillés.

Dernièrement, un des espions du colonel fut pris ; on le conduisit sur un petit monticule en vue du camp russe, et là on lui cassa la tête d’un coup de pistolet.

On retrouva le corps deux jours après à moitié dévoré par les chacals.

C’est de Kasafiourte qu’a été envoyé à Chamyll le chirurgien-major Piotrowski ; c’est à une demi-lieue de Kasafiourte qu’a eu lieu l’échange des princesses.