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LE MAITRE D’ARMES

ler sous mes pieds, depuis le village d’Herstall, où naquit Pépin, jusqu’au château de Ranioule, d’où Godefoy partit pour la Terre-Sainte. Cet examen ne se fit pas sans que mon écolier me racontât, sur tous ces vieux bâtiments, cinq ou six légendes plus curieuses les unes que les autres ; une des plus tragiques est, sans contredit, celle qui a pour titre le Banquet de Varfusée, et pour sujet le meurtre du bourgmestre Sébastien Lamelle, dont une des rues de la ville porte encore aujourd’hui le nom.

J’avais dit à mon écolier, au moment de monter dans la diligence d’Aix-la-Chapelle, mon projet de descendre aux villes célèbres et de m’arrêter aux champs de bataille fameux ; mais il avait ri de ma prétention et m’avait appris qu’en Prusse on ne s’arrête pas où on veut, mais où veut le conducteur, et qu’une fois enfermé dans sa caisse, on est à son entière disposition. En effet, de Cologne à Dresde, où mon intention bien positive était de rester trois jours, on ne nous tira de notre cage qu’aux heures des repas, et juste le temps de nous laisser prendre la nourriture strictement nécessaire à notre existence. Au bout de trois jours de cette incarcération, contre laquelle au reste personne ne murmura, tant elle est convenue dans les États de Sa Majesté Frédéric-Guillaume, nous arrivâmes à Dresde.

C’est à Dresde que Napoléon fit, au moment d’entrer en Russie, cette grande halte de 1812, où il convoqua un empereur, trois rois et un vice-roi ; quant aux princes souverains ils étaient si pressés à la porte de la tente impériale, qu’ils se confondaient avec les aides de camp et les officiers d’ordonnance ; le roi de Prusse fit antichambre trois jours.

Tout est prêt pour rendre à l’Asie ses invasions de Huns et des Tatares. Des bords du Guadalquivir et de la mer de Calabre, six cent dix-sept mille hommes, criant : Vive Napoléon ! en huit langues différentes, ont été poussés par la main du géant jusqu’aux bords de la Vistule ; ils traînent avec eux treize cent soixante-douze pièces de canon, six équipages de pont, un équipage de siège ; à leur tête marchent quatre mille voitures de vivres, trois mille caissons d’artillerie, quinze cents voitures d’ambulance et douze cents troupeaux, et partout où ils passent les acclamations de l’Europe les accompagnent.