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LE MAITRE D’ARMES

Le 29 mai, Napoléon quitte Dresde, ne s’arrête à Posen que pour dire quelques paroles amies aux Polonais, dédaigne Varsovie, séjourne à Thorn le temps qui lui est strictement nécessaire pour visiter les fortifications et les magasins, descend la Vistule, laisse à sa droite Friedland au glorieux souvenir, et enfin arrive à Kœnigsberg d’où, en descendant vers Gumbinnen, il passe en revue quatre ou cinq de ses armées. L’ordre du mouvement est donné : tout l’espace qui s’étend de la Vistule au Niémen se couvre d’hommes, de voitures et de fourgons ; le Prégel, qui coule d’un fleuve à l’autre comme une veine qui communiquerait avec deux grandes artères, se couvre de bateaux de vivres. Enfin, le 23 juin, avant le jour, Napoléon arrive à la lisière de la forêt prussienne de Pilwiski ; une chaîne de collines s’étend devant lui, et de l’autre côté de ces collines coule le fleuve russe. L’empereur, qui est venu jusque-là en voiture, monte à cheval à deux heures du matin, arrive aux avant-postes près de Kowro, prend le bonnet et la capote d’un chevau-léger polonais, et part au galop avec le général Haxo et quelques hommes pour reconnaître lui-même le fleuve ; en arrivant sur les bords, son cheval s’abat et le jette à quelques pas de lui sur le sable.

— C’est d’un mauvais présage, dit Napoléon en se relevant ; un Romain reculerait.

La reconnaissance est faite : l’armée gardera tout le jour ses positions qui la cachent aux yeux de l’ennemi ; puis la nuit l’armée passera le fleuve sur trois ponts.

Le soir venu, Napoléon se rapproche du Niémen ; quelques sapeurs traversent le fleuve dans une nacelle, l’empereur les suit des yeux dans l’ombre où ils s’enfoncent ; ils abordent et descendent sur la rive russe : l’armée ennemie, qui était là la veille, semble s’être évanouie. Au bout d’un instant de silence et de solitude, un officier de Cosaques se présente : il est seul et paraît étonné de trouver à cette heure des étrangers sur la rive du fleuve.

— Qui êtes-vous ? demande-t-il.

— Français, répondent les sapeurs.

— Que voulez-vous ?

— Passer le Niémen.

— Que venez-vous faire en Russie ?