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— Eh ! oui, je me marie ! répliqua le duc d’Anjou, sans s’apercevoir qu’il passait à ce moment même devant M. le Prince et devant Athos, qui tous deux le saluèrent profondément.

Le chevalier lança au jeune duc un regard si étrange, si haineux, que le comte de La Fère en tressaillit.

— Vous ! vous marier ? répéta-t-il. Oh ! c’est impossible. Vous feriez cette folie !

— Bah ! ce n’est pas moi qui la fais ; on me la fait faire, répliqua le duc d’Anjou. Mais viens vite ; allons dépenser notre argent.

Là-dessus, il disparut avec son compagnon riant et causant, tandis que les fronts se courbaient sur son passage.

Alors M. le Prince dit tout bas à Athos :

— Voilà donc le secret ?

— Ce n’est pas moi qui vous l’ai dit, Monseigneur.

— Il épouse la sœur de Charles II ?

— Je crois que oui.

Le prince réfléchit un moment et son œil lança un vif éclair.

— Allons, dit-il avec lenteur, comme s’il se parlait à lui-même, voilà encore une fois les épées au croc… pour longtemps !

Et il soupira.

Tout ce que renfermait ce soupir d’ambitions sourdement étouffées, d’illusions éteintes, d’espérances déçues, Athos seul le devina, car seul il avait entendu le soupir.

Aussitôt M. le Prince prit congé, le roi partait.

Athos, avec un signe qu’il fit à Bragelonne, lui renouvela l’invitation faite au commencement de la scène.

Peu à peu la chambre devint déserte, et Mazarin resta seul en proie à des souffrances qu’il ne songeait plus à dissimuler.

— Bernouin ! Bernouin ! cria-t-il d’une voix brisée.

— Que veut Monseigneur ?

— Guénaud… qu’on appelle Guénaud, dit l’Éminence ; il me semble que je vais mourir.

Bernouin, effaré, courut au cabinet donner un ordre, et le piqueur qui courut chercher le médecin croisa le carrosse du roi dans la rue Saint-Honoré.


XLIII

GUÉNAUD.


L’ordre du cardinal était pressant : Guénaud ne se fit pas attendre.

Il trouva son malade renversé sur le lit, les jambes enflées, livide, l’estomac comprimé. Mazarin venait de subir une rude attaque de goutte. Il souffrait cruellement et avec l’impatience d’un homme qui n’a pas l’habitude des résistances. À l’arrivée de Guénaud :

— Ah ! dit-il, me voilà sauvé !

Guénaud était un homme fort savant et fort circonspect ; qui n’avait pas besoin des critiques de Boileau pour avoir de la réputation. Lorsqu’il était en face de la maladie, fût-elle personnifiée dans un roi, il traitait le malade de Turc à More. Il ne répliqua donc pas à Mazarin comme le ministre s’y attendait : « Voilà le médecin ; adieu la maladie ! » Tout au contraire, examinant le malade d’un air fort grave :

— Oh ! oh ! dit-il.

— Eh quoi ! Guénaud ?… Quel air vous avez !

— J’ai l’air qu’il faut pour voir votre mal, Monseigneur, et un mal fort dangereux.

— La goutte… Oh ! oui, la goutte.

— Avec des complications, Monseigneur.

Mazarin se souleva sur un coude, et interrogeant du regard, du geste :

— Que me dites-vous là ! Suis-je plus malade que je ne crois moi-même ?

— Monseigneur, dit Guénaud en s’asseyant près du lit, Votre Éminence a beaucoup travaillé dans sa vie, Votre Éminence a souffert beaucoup.

— Mais je ne suis pas si vieux, ce me semble. Feu M. de Richelieu n’avait que dix-sept mois de moins que moi lorsqu’il est mort, et mort de maladie mortelle. Je suis jeune, Guénaud, songez-y donc : j’ai cinquante-deux ans à peine.

— Oh ! Monseigneur, vous avez bien plus que cela… Combien la Fronde a-t-elle duré ?

— À quel propos, Guénaud, me faites-vous cette question ?

— Pour un calcul médical, Monseigneur.

— Mais quelque chose comme dix ans… forte ou faible.

— Très-bien ; veuillez compter chaque année de Fronde pour trois ans… cela fait trente ; or, vingt et cinquante-deux font soixante-douze ans. Vous avez soixante-douze ans, Monseigneur… et c’est un grand âge.

En disant cela, il tâtait le pouls du malade. Ce pouls était rempli de si fâcheux pronostics, que le médecin poursuivit aussitôt, malgré les interruptions du malade :

— Mettons les années de Fronde à quatre ans l’une, c’est quatre-vingt-deux ans que vous avez vécu.

Mazarin devint fort pâle, et d’une voix éteinte il dit :

— Vous parlez sérieusement, Guénaud ?

— Hélas ! oui, Monseigneur.

— Vous prenez alors un détour pour m’annoncer que je suis bien malade ?

— Ma foi, oui, Monseigneur, et avec un homme de l’esprit et du courage de Votre Éminence, on ne devrait pas prendre de détour.

Le cardinal respirait si difficilement, qu’il fit pitié même à l’impitoyable médecin.

— Il y a maladie et maladie, reprit Mazarin. De certaines on échappe.

— C’est vrai, Monseigneur.

— N’est-ce pas ? s’écria Mazarin presque joyeux ; car enfin, à quoi serviraient la puissance, la force de volonté ?… À quoi servirait le génie, votre génie à vous, Guénaud ? À quoi enfin servent la science et l’art, si le malade qui dispose de tout cela ne peut se sauver du péril ?

Guénaud allait ouvrir la bouche, Mazarin continua :

— Songez, dit-il, que je suis le plus confiant de vos clients ; songez que je vous obéis en aveugle, et que par conséquent…