Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/168

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j’y sois, sans que personne m’ait vue, et que je puisse vous parler.

Fouquet se laissa tomber à deux genoux.

— Parlez, parlez, Madame, dit-il, je vous écoute.

La marquise regardait Fouquet à ses genoux, et il y avait dans les regards de cette femme une expression d’amour et de mélancolie.

— Oh ! murmura-t-elle enfin, que je voudrais être celle qui a le droit de vous voir à chaque minute, de vous parler à chaque instant ! Que je voudrais être celle qui veille sur vous, celle qui n’a pas besoin de mystérieux ressorts pour appeler, pour faire apparaître comme un sylphe l’homme qu’elle aime, pour le regarder une heure, et puis le voir disparaître dans les ténèbres d’un mystère encore plus étrange à sa sortie qu’il n’était à son arrivée. Oh ! c’est une femme bien heureuse.

— Par hasard, marquise, dit Fouquet en souriant, parleriez-vous de ma femme ?

— Oui, certes, j’en parle.

— Eh bien ! n’enviez pas son sort, marquise ; de toutes les femmes avec lesquelles je suis en relations, madame Fouquet est celle qui me voit le moins, qui me parle le moins et qui a le moins de confidences avec moi.

— Au moins, Monsieur, n’en est-elle pas réduite à appuyer, comme je l’ai fait, la main sur un ornement de glace pour vous faire venir ; au moins ne lui répondez-vous pas par ce bruit mystérieux, effrayant, d’un timbre dont le ressort vient je ne sais d’où ; du moins ne lui avez-vous jamais défendu de chercher à percer le secret de ces communications, sous peine de voir se rompre à jamais votre liaison avec elle, comme vous le défendez à celles qui sont venues ici avant moi et qui y viendront après moi ?

— Ah ! chère marquise, que vous êtes injuste et que vous savez bien ce que vous faites en récriminant contre le mystère ! c’est avec le mystère seulement que l’on peut aimer sans trouble, c’est avec l’amour sans trouble qu’on peut être heureux. Mais revenons à nous, à ce dévouement dont vous me parliez, ou plutôt trompez-moi, marquise, et me laissez croire que ce dévouement, c’est de l’amour.

— Tout à l’heure, reprit la marquise en passant sur ses yeux cette main modelée sur les plus suaves contours de l’antique, tout à l’heure j’étais prête à parler, mes idées étaient nettes, hardies ; maintenant, je suis tout interdite, toute troublée, toute tremblante ; je crains de venir vous apporter une mauvaise nouvelle.

— Si c’est à cette mauvaise nouvelle que je dois votre présence, marquise, que cette mauvaise nouvelle soit la bienvenue ; ou plutôt, marquise, puisque vous voilà, puisque vous m’avouez que je ne vous suis pas tout à fait indifférent, laissons de côté cette mauvaise nouvelle, et ne parlons que de vous.

— Non, non, au contraire, demandez-la-moi ; exigez que je vous la dise à l’instant, que je ne me laisse détourner par aucun sentiment ; Fouquet, mon ami, il y va d’un intérêt immense.

— Vous m’étonnez, marquise ; je dirai même plus, vous me faites presque peur, vous, si sérieuse, si réfléchie, vous qui connaissez si bien le monde où nous vivons. C’est donc grave ?

— Oh ! très-grave, écoutez !

— D’abord, comment êtes-vous venue ici ?

— Vous le saurez tout à l’heure ; mais, d’abord, au plus pressé.

— Dites, marquise, dites ! Je vous en supplie, prenez en pitié mon impatience.

— Vous savez que M. Colbert est nommé intendant des finances ?

— Bah ! Colbert, le petit Colbert ?

— Oui, Colbert, le petit Colbert.

— Le factotum de M. de Mazarin ?

— Justement.

— Eh bien ! que voyez-vous là d’effrayant, chère marquise ? Le petit Colbert intendant, c’est étonnant, j’en conviens, mais ce n’est pas terrible.

— Croyez-vous que le roi ait donné, sans motifs pressants, une pareille place à celui que vous appelez un petit cuistre ?

— D’abord, est-ce bien vrai que le roi la lui ait donnée ?

— On le dit.

— Qui le dit ?

— Tout le monde.

— Tout le monde, ce n’est personne ; citez-moi quelqu’un qui puisse être bien informé et qui le dise.

— Madame Vanel.

— Ah ! vous commencez à m’effrayer, en effet, dit Fouquet en riant ; le fait est que si quelqu’un est bien renseigné, ou doit être bien renseigné, c’est la personne que vous nommez.

— Ne dites pas de mal de la pauvre Marguerite, car elle vous aime toujours.

— Bah ! vraiment ? C’est à ne pas croire. Je pensais que ce petit Colbert, comme vous disiez tout à l’heure, avait passé par-dessus cet amour-là et l’avait empreint d’une tache d’encre ou d’une couche de crasse.

— Fouquet, Fouquet, voilà donc comme vous êtes pour celles que vous abandonnez ?

— Allons, n’allez-vous pas prendre la défense de madame Vanel, marquise ?

— Oui, je la prendrai ; car, je vous le répète, elle vous aime toujours, et la preuve, c’est qu’elle vous sauve.

— Par votre entremise, marquise ; c’est adroit à elle. Nul ange ne pourrait m’être plus agréable, et me mener plus sûrement au salut. Mais d’abord, comment connaissez-vous Marguerite ?

— C’est mon amie de couvent.

— Et vous dites donc qu’elle vous a annoncé que M. Colbert était nommé intendant ?

— Oui.

— Eh bien ! éclairez-moi, marquise ; voilà M. Colbert intendant, soit. En quoi un intendant, c’est-à-dire mon subordonné, mon commis, peut-il me porter ombrage ou préjudice, fût-ce M. Colbert ?

— Vous ne réfléchissez pas, Monsieur, à ce qu’il paraît, répondit la marquise.

— À quoi ?

— À ceci : que M. Colbert vous hait.

— Moi ! s’écria Fouquet. Oh ! mon Dieu ! marquise, d’où sortez-vous donc ? Mais, tout le monde me hait, celui-là comme les autres.

— Celui-là plus que les autres.