Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/169

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— Plus que les autres, soit.

— Il est ambitieux.

— Qui ne l’est pas, marquise ?

— Oui ; mais à lui son ambition n’a pas de bornes.

— Je le vois bien, puisqu’il a tendu à me succéder près de madame Vanel.

— Et qu’il a réussi ; prenez-y garde.

— Voudriez-vous dire qu’il a la prétention de passer d’intendant surintendant ?

— N’en avez-vous pas eu déjà la crainte ?

— Oh ! oh ! fit Fouquet, me succéder près de madame Vanel, soit ; mais près du roi, c’est autre chose. La France ne s’achète pas si facilement que la femme d’un maître des comptes.

— Eh ! Monsieur, tout s’achète ; quand ce n’est point par l’or, c’est par l’intrigue.

— Vous savez bien le contraire, vous, Madame, vous à qui j’ai offert des millions.

— Il fallait, au lieu de ces millions, Fouquet, m’offrir un amour vrai, unique, absolu : j’eusse accepté. Vous voyez bien que tout s’achète, si ce n’est pas d’une façon, c’est de l’autre.

— Ainsi M. Colbert, à votre avis, est en train de marchander ma place de surintendant ? Allons, allons, marquise, tranquillisez-vous, il n’est pas encore assez riche pour l’acheter.

— Mais s’il vous la vole ?

— Ah ! ceci est autre chose. Malheureusement, avant que d’arriver à moi, c’est-à-dire au corps de la place, il faut détruire, il faut battre en brèche les ouvrages avancés, et je suis diablement bien fortifié, marquise.

— Et ce que vous appelez vos ouvrages avancés, ce sont vos créatures, n’est-ce pas, ce sont vos amis ?

— Justement.

— Et M. d’Eymeris est-il de vos créatures ?

— Oui.

— M. Lyodot est-il de vos amis ?

— Certainement.

— M. de Vanin ?

— Ah ! M. de Vanin, qu’on en fasse ce que l’on voudra, mais…

— Mais ?…

— Mais qu’on ne touche pas aux autres.

— Eh bien, si vous voulez qu’on ne touche point à MM. d’Eymeris et Lyodot, il est temps de vous y prendre.

— Qui les menace ?

— Voulez-vous m’entendre maintenant ?

— Toujours, marquise.

— Sans m’interrompre ?

— Parlez.

— Eh bien, ce matin, Marguerite m’a envoyé chercher.

— Ah !

— Oui.

— Et que vous voulait-elle ?

— « Je n’ose voir M. Fouquet moi-même, » m’a-t-elle dit.

— Bah ! pourquoi ? pense-t-elle que je lui eusse fait des reproches ? Pauvre femme, elle se trompe bien, mon Dieu !

— « Voyez-le, vous, et dites-lui qu’il se garde de M. de Colbert. »

— Comment, elle me fait prévenir de me garder de son amant ?

— Je vous ai dit qu’elle vous aime toujours.

— Après, marquise ?

— « M. de Colbert, a-t-elle ajouté, est venu il y a deux heures m’annoncer qu’il était intendant. »

— Je vous ai déjà dit, marquise, que M. de Colbert n’en serait que mieux sous ma main.

— Oui, mais ce n’est pas le tout : Marguerite est liée, comme vous savez, avec madame d’Eymeris et madame Lyodot.

— Oui.

— Eh bien, M. de Colbert lui a fait de grandes questions sur la fortune de ces deux messieurs, sur le degré de dévouement qu’ils vous portent.

— Oh ! quant à ces deux-là, je réponds d’eux ; il faudra les tuer pour qu’ils ne soient plus à moi.

— Puis, comme madame Vanel a été obligée, pour recevoir une visite, de quitter un instant M. Colbert, et que M. Colbert est un travailleur, à peine le nouvel intendant est-il resté seul, qu’il a tiré un crayon de sa poche, et, comme il y avait du papier sur une table, s’est mis à crayonner des notes.

— Des notes sur Eymeris et Lyodot ?

— Justement.

— Je serais curieux de savoir ce que disaient ces notes.

— C’est justement ce que je viens vous apporter.

— Madame Vanel a pris les notes de Colbert et me les envoie ?

— Non, mais, par un hasard qui ressemble à un miracle, elle a un double de ces notes.

— Comment cela ?

— Écoutez. Je vous ai dit que Colbert avait trouvé du papier sur une table ?

— Oui.

— Qu’il avait tiré un crayon de sa poche ?

— Oui.

— Et avait écrit sur ce papier ?

— Oui.

— Eh bien, ce crayon était de mine de plomb, dur par conséquent : il a marqué en noir sur la première feuille et, sur la seconde, a tracé son empreinte en blanc.

— Après ?

— Colbert, en déchirant la première feuille, n’a pas songé à la seconde.

— Eh bien ?

— Eh bien, sur la seconde on pouvait lire ce qui avait été écrit sur la première : madame Vanel l’a lu et m’a envoyé chercher.

— Ah !

— Puis, après s’être assurée que j’étais pour vous une amie dévouée, elle m’a donné le papier et m’a dit le secret de cette maison.

— Et ce papier ? dit Fouquet en se troublant quelque peu.

— Le voilà, Monsieur ; lisez-le, dit la marquise.

Fouquet lut :

« Noms des traitants à faire condamner par la chambre de justice : d’Eymeris, ami de M. F. ; Lyodot, ami de M. F. ; de Vanin, indif. »

— D’Eymeris ! Lyodot ! s’écria Fouquet en relisant.