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— Une boiteuse ! répéta le prince. Madame aurait cela sous les yeux ? Ma foi, non, ce serait trop dangereux pour ses grossesses.

Le chevalier de Lorraine éclata de rire.

— Monsieur le chevalier, dit de Guiche, ce que vous faites là n’est point généreux : je sollicite et vous me nuisez.

— Ah ! pardon, monsieur le comte, dit le chevalier de Lorraine inquiet du ton avec lequel le comte avait accentué ses paroles, telle n’était pas mon intention, et, au fait, je crois que je confonds cette demoiselle avec une autre.

— Assurément, et je vous affirme, moi, que vous confondez.

— Voyons, y tiens-tu beaucoup, Guiche ? demanda le prince.

— Beaucoup, Monseigneur.

— Eh bien ! accordé ; mais ne demande plus de brevet, il n’y a plus de place.

— Ah ! s’écria le chevalier, midi déjà ; c’est l’heure fixée pour le départ.

— Vous me chassez, Monsieur ? demanda de Guiche.

— Oh ! comte, comme vous me maltraitez aujourd’hui ! répondit affectueusement le chevalier.

— Pour Dieu ! comte ; pour Dieu ! chevalier, dit Monsieur, ne vous disputez donc pas ainsi : ne voyez-vous pas que cela me fait de la peine ?

— Ma signature ? demanda de Guiche.

— Prends un brevet dans ce tiroir, et donne-le-moi.

De Guiche prit le brevet indiqué d’une main, et de l’autre présenta à Monsieur une plume toute trempée dans l’encre.

Le prince signa.

— Tiens, dit-il en lui rendant le brevet ; mais c’est à une condition.

— Laquelle ?

— C’est que tu feras ta paix avec le chevalier.

— Volontiers, dit de Guiche.

Et il tendit la main au chevalier avec une indifférence qui ressemblait à du mépris.

— Allez, comte, dit le chevalier sans paraître aucunement remarquer le dédain du comte ; allez, et ramenez-nous une princesse qui ne jure pas trop avec son portrait.

— Oui, pars et fais diligence… À propos, qui emmènes-tu ?

— Bragelonne et de Wardes.

— Deux braves compagnons.

— Trop braves, dit le chevalier : tâchez de les ramener tous deux, comte.

— Vilain cœur ! murmura de Guiche ; il flaire le mal partout et avant tout.

Puis, saluant Monsieur, il sortit.

En arrivant sous le vestibule, il éleva en l’air le brevet tout signé.

Malicorne se précipita et le reçut tout tremblant de joie.

Mais, après l’avoir reçu, de Guiche s’aperçut qu’il attendait quelque chose encore.

— Patience, Monsieur, patience, dit-il à son client ; mais M. le chevalier était là et j’ai craint d’échouer si je demandais trop à la fois. Attendez donc à mon retour. Adieu !

— Adieu, monsieur le comte ; mille grâces, dit Malicorne.

— Et envoyez-moi Manicamp. À propos, est-ce vrai, Monsieur, que mademoiselle de La Vallière est boiteuse ?

Au moment où il prononçait ces mots, un cheval s’arrêtait derrière lui.

Il se retourna et vit pâlir Bragelonne, qui entrait au moment même dans la cour.

Le pauvre amant avait entendu.

Il n’en était pas de même de Malicorne, qui était déjà hors de la portée de la voix.

— Pourquoi parle-t-on ici de Louise ? se demanda Raoul ; oh ! qu’il n’arrive jamais à ce de Wardes, qui sourit là-bas, de dire un mot d’elle devant moi !

— Allons, allons, Messieurs ! cria le comte de Guiche, en route.

En ce moment, le prince, dont la toilette était terminée parut à la fenêtre.

Toute l’escorte le salua de ses acclamations, et dix minutes après, bannières, écharpes et plumes flottaient à l’ondulation du galop des coursiers.


LXXXIII

AU HAVRE.


Toute cette cour, si brillante, si gaie, si animée de sentiments divers, arriva au Havre quatre jours après son départ de Paris. C’était vers les cinq heures du soir ; on n’avait encore aucune nouvelle de Madame.

On chercha des logements ; mais dès lors commença une grande confusion parmi les maîtres, de grandes querelles parmi les laquais. Au milieu de tout ce conflit, le comte de Guiche crut reconnaître Manicamp.

C’était en effet lui qui était venu ; mais comme Malicorne s’était accommodé de son plus bel habit, il n’avait pu trouver, lui, à racheter qu’un habit de velours violet brodé d’argent.

De Guiche le reconnut autant à son habit qu’à son visage. Il avait vu très-souvent à Manicamp cet habit violet, sa dernière ressource.

Manicamp se présenta au comte sous une voûte de flambeaux qui incendiaient plutôt qu’ils n’illuminaient le porche par lequel on entrait au Havre, et qui était situé près de la tour de François Ier.

Le comte, en voyant la figure attristée de Manicamp, ne put s’empêcher de rire.

— Eh ! mon pauvre Manicamp, dit-il, comme te voilà violet ; tu es donc en deuil ?

— Je suis en deuil, oui, répondit Manicamp.

— De qui ou de quoi ?

— De mon habit bleu et or, qui a disparu, et à la place duquel je n’ai plus trouvé que celui-ci et encore m’a-t-il fallu économiser à force pour le racheter.

— Vraiment ?

— Pardieu ! étonne-toi de cela ; tu me laisses sans argent.

— Enfin, te voilà, c’est le principal.