Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/303

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Son Éminence grise y a fait sa fortune.

— Croyez-moi, mon cher gouverneur, dit Aramis en se rapprochant de Baisemeaux, un jeune roi vaut un vieux cardinal. La jeunesse a ses défiances, ses colères, ses passions, si la vieillesse a ses haines, ses précautions, ses craintes. Avez-vous payé vos trois ans de bénéfices à Louvière et à Tremblay ?

— Oh ! mon Dieu, oui.

— De sorte qu’il ne vous reste plus à leur donner que les cinquante mille livres que je vous apporte ?

— Oui.

— Ainsi, pas d’économies ?

— Ah ! Monseigneur, en donnant cinquante mille livres de mon côté à ces messieurs, je vous jure que je leur donne tout ce que je gagne. C’est ce que je disais encore hier au soir à M. d’Artagnan.

— Ah ! fit Aramis, dont les yeux brillèrent mais s’éteignirent à l’instant, ah ! hier, vous avez vu d’Artagnan !… Et comment se porte-t-il, ce cher ami ?

— À merveille.

— Et que lui disiez-vous, monsieur de Baisemeaux ?

— Je lui disais, continua le gouverneur sans s’apercevoir de son étourderie, je lui disais que je nourrissais trop bien mes prisonniers.

— Combien en avez-vous ? demanda négligemment Aramis.

— Soixante.

— Eh ! eh ! c’est un chiffre assez rond.

— Ah ! Monseigneur, autrefois il y avait des années de deux cents.

— Mais enfin un minimum de soixante. Voyons, il n’y a pas encore trop à se plaindre.

— Non, sans doute, car à tout autre que moi chacun devrait rapporter cent cinquante pistoles.

— Cent cinquante pistoles !

— Dame ! calculez : pour un prince du sang, par exemple, j’ai cinquante livres par jour.

— Seulement, vous n’avez pas de prince du sang, à ce que je suppose du moins, fit Aramis avec un léger tremblement dans la voix.

— Non, Dieu merci ! c’est-à-dire non, malheureusement.

— Comment, malheureusement ?

— Sans doute, ma place en serait bonifiée.

— C’est vrai.

— J’ai donc, par prince du sang, cinquante livres.

— Oui.

— Par maréchal de France, trente-six livres.

— Mais pas plus de maréchal de France en ce moment que de prince du sang, n’est-ce pas ?

— Hélas ! non ; il est vrai que les lieutenants généraux et les brigadiers sont à vingt-quatre livres, et que j’en ai deux.

— Ah ! ah !

— Il y a après cela les conseillers au parlement, qui me rapportent quinze livres.

— Et combien en avez-vous ?

— J’en ai quatre.

— Je ne savais pas que les conseillers fussent d’un si bon rapport.

— Oui, mais de quinze livres, je tombe tout de suite à dix.

— À dix ?

— Oui, pour un juge ordinaire, pour un homme défenseur, pour un ecclésiastique, dix livres.

— Et vous en avez sept ? Bonne affaire !

— Non, mauvaise !

— En quoi ?

— Comment voulez-vous que je ne traite pas ces pauvres gens, qui sont quelque chose, enfin, comme je traite un conseiller au parlement ?

— En effet, vous avez raison, je ne vois pas cinq livres de différence entre eux.

— Vous comprenez, si j’ai un beau poisson, je le paye toujours quatre ou cinq livres ; si j’ai un beau poulet, il me coûte une livre et demie. J’engraisse bien des élèves de basse-cour ; mais il me faut acheter le grain, et vous ne pouvez vous imaginer l’armée de rats que nous avons ici.

— Eh bien ! pourquoi ne pas leur opposer une demi-douzaine de chats ?

— Ah bien oui, des chats, ils les mangent ; j’ai été forcé d’y renoncer ; jugez comme ils traitent mon grain. Je suis forcé d’avoir des terriers que je fais venir d’Angleterre pour étrangler les rats. Les chiens ont un appétit féroce ; ils mangent autant qu’un prisonnier de cinquième ordre, sans compter qu’ils m’étranglent quelquefois mes lapins et mes poules.

Aramis écoutait-il, n’écoutait-il pas ? nul n’eût pu le dire : ses yeux baissés annonçaient l’homme attentif, sa main inquiète annonçait l’homme absorbé.

Aramis méditait.

— Je vous disais donc, continua Baisemeaux, qu’une volaille passable me revenait à une livre et demie, et qu’un bon poisson me coûtait quatre ou cinq livres. On fait trois repas à la Bastille ; les prisonniers, n’ayant rien à faire, mangent toujours ; un homme de dix livres me coûte sept livres et dix sous.

— Mais vous me disiez que ceux de dix livres, vous les traitiez comme ceux de quinze livres ?

— Oui, certainement.

— Très-bien ! alors vous gagnez sept livres dix sous sur ceux de quinze livres ?

— Il faut bien compenser, dit Baisemeaux, qui vit qu’il s’était laissé prendre.

— Vous avez raison, cher gouverneur ; mais est-ce que vous n’avez pas de prisonniers au-dessous de dix livres ?

— Oh ! que si fait ; nous avons le bourgeois et l’avocat.

— À la bonne heure. Taxés à combien ?

— À cinq livres.

— Est-ce qu’ils mangent, ceux-là ?

— Pardieu ! seulement, vous comprenez qu’on ne leur donne pas tous les jours une sole ou un poulet dégraissé, ni des vins d’Espagne à tous leurs repas ; mais enfin ils voient encore trois fois la semaine un bon plat à leur dîner.

— Mais c’est de la philanthropie, cela, mon cher gouverneur, et vous devez vous ruiner.

— Non. Comprenez bien : quand le quinze livres n’a pas achevé sa volaille, ou que le dix livres a laissé un bon reste, je l’envoie au cinq livres ; c’est une ripaille pour le pauvre diable. Que voulez-vous ! il faut être charitable.